Les Lavandières de Brocéliande
vieil homme et l’avaient poussé à sortir de son antre. Mais il ne paraissait prêter aucune attention au malaise de son fils. Il se contentait de fixer la jeune fille de son œil fixe et gris. Un œil dans lequel couvait une pointe de malice. Cet œil glissa lentement le long de sa silhouette, s’attardant sur son ventre, sans perdre sa lueur moqueuse. Instinctivement, Rozenn posa ses deux mains sous sa poitrine, cherchant à se protéger. Ce geste eut pour effet de provoquer chez le vieil homme un ricanement bref. Il lui lança un dernier regard de défi puis, lui tournant délibérément le dos, s’en retourna en boitillant dans son bureau, suivi de son chien. Il claqua la porte derrière lui.
Rozenn n’avait pas bougé, les mains cramponnées à son ventre. Ce ventre qui, selon Françoise, abritait la vie. Ce ventre qui, pourtant, faisait fuir Philippe et semblait attirer la convoitise du baron.
La jeune fille revint subitement à elle et, d’un bond agile, regagna sa chambre et s’y enferma. Elle demeura un long moment le dos appuyé contre le bois réconfortant de la porte. Un filet de sueur coula sur ses tempes.
Elle avait peur.
1 . Individu bourru.
5
Gwenn et Loïc cheminaient côte à côte par les sentiers de la forêt retrouvée, loin de l’agitation des hommes. Ils avaient longtemps marché sans parler, laissant peu à peu retomber la tension. C’est le bossu qui, le premier, rompit le silence.
– Merci, articula-t-il avec plus d’assurance qu’il n’en avait eu au village.
Prise de pitié, Gwenn lui sourit.
– Ils t’ont fait mal ? demanda-t-elle. Ces paysans sont des monstres…
– Pour eux, c’est moi le monstre, rétorqua le charbonnier avec un petit ricanement triste.
Gwenn s’arrêta au beau milieu du chemin et prit l’homme par les épaules, le forçant à lui faire face.
– Regarde-moi, Loïc.
Surpris par ce geste, le charbonnier semblait tétanisé. Il roulait des yeux fous et essayait d’échapper à l’emprise de la jeune femme qui l’enveloppait de son aura ouverte et franche.
– Regarde-moi, dit-elle encore.
L’homme finit par se détendre. C’était la première fois de sa vie qu’une femme posait ses mains sur lui et l’observait sans répugnance. Et cette femme était la plus belle qu’il eût jamais contemplée. Il la reconnaissait pour être l’une de ceslavandières qu’il croisait de loin lorsqu’il longeait le lavoir. Mais, contrairement aux autres, jamais elle ne s’était moquée de lui.
– Tu n’es pas un monstre, Loïc, continua-t-elle de sa voix douce, presque maternelle. Tu n’as pas à avoir honte de ce que tu es…
Une lueur de colère assombrit le visage du charbonnier.
– C’est facile à dire. Tu n’as pas à porter ça dans le dos, toi ! s’emporta-t-il en désignant sa bosse d’un index tremblant.
Gwenn le considéra avec une expression navrée.
– Tu y penses tout le temps, même si tu ne peux pas la voir, pas vrai ?
Loïc affichait un air furibond.
– Et comment l’oublier ? Je la vois sans arrêt dans le regard des autres ! C’est comme si je n’étais pas un être humain, mais une sorte de korrigan, de poulpiquet, de nain difforme !
– Et si je te disais que je ne la vois pas, moi, ta bosse, tu me croirais ? lança Gwenn sur le même ton.
Le charbonnier la scruta longuement, tâchant de déceler le mensonge ou la duplicité dans les yeux de la jeune femme. Il n’y lut que de la bienveillance. Il s’entêta pourtant.
– Non, je ne vous croirais pas ! Vous ne me regarderez jamais comme vous regardez l’ autre . Le cavalier de Ker-Gaël…
Gwenn fronça les sourcils.
– Tu as l’air de lui en vouloir… Il t’a pourtant sauvé la vie, tout à l’heure, tu sembles l’oublier. Encore un peu et ces sales gamins te brisaient le crâne.
– Non ! cria le bossu. C’est vous qui m’avez sauvé, pas lui. Et encore, c’est par pitié que vous l’avez fait. Lui, il n’a cherché qu’à se rendre intéressant pour mieux vous plaire !
– Me plaire ? Philippe n’a pas à chercher à me plaire. Nous nous connaissons depuis l’enfance. Nous sommes amis…
– Vous l’aimez ! hurla Loïc, comme s’il proférait une accusation.
Gwenn se sentit troublée. Le charbonnier parlait sous le coup de la colère et de la frustration, mais il y avait dans le ton de sa voix un accent de vérité qui la prenait au dépourvu. Elle avait toujours considéré Philippe comme un
Weitere Kostenlose Bücher