Les Lavandières de Brocéliande
attitude d’ours n’avait fait qu’empirer. À quarante-cinq ans, Yann Luzel était un véritable homme sauvage, qui ne vivait que pour son métier et la tendresse bienveillante qu’il portait à sa protégée.
Comment un homme aussi jaloux de sa tranquillité en était-il venu à assumer la garde et l’éducation d’un enfant ? Il s’agissait là de l’un de ces indéchiffrables mystères dont la vie est semée.
Le dimanche était pour Yann jour de repos. Il était exempté de sa tournée de garde forestier, mais cela ne le dispensait pas des tâches quotidiennes. Il était en train de couper du bois quand Gwenn le rejoignit. Aussitôt qu’il la vit, il posa sa cognée et s’essuya le front d’un revers de manche. Avec ses cheveux gris qui tombaient sur ses épaules et sa longue barbe, il ressemblait à quelque barde surgi d’un lointain passé. Il sourit à la jeune fille et, lorsqu’elle s’approcha, la serra entre ses bras.
– Quelles sont les nouvelles, ma fille ? Qu’as-tu appris des commères du doué ? Et sur quoi portait le sermon du recteur, ce dimanche ?
Yann savait que l’église et surtout le lavoir étaient par excellence les lieux où s’échangeaient vraies et faussesnouvelles, médisances et ragots. Il ne leur accordait aucune importance, mais cela le distrayait de constater à quel point l’esprit humain peut se perdre en futilités. Et puis, demeurant la plupart du temps seul dans la forêt, il n’avait comme seul lien avec le monde que Gwenn et les potins du lavoir.
Généralement, la jeune fille lui faisait un récit circonstancié, parfois truculent, souvent critique, de la vie du village. Elle lui narrait les petites histoires qui circulaient de bouche à oreille, les amourettes des uns et les chamailleries des autres, les querelles de voisinage, les médisances, les jalousies, les maladies des bêtes et les souffrances des humains et, en ces temps d’Occupation, les combines du marché noir, les trafics, les suspicions, les dénonciations en tout genre. Yann hochait la tête en écoutant ces chroniques locales que Gwenn faisait revivre de la voix et du geste, singeant les mimiques infantiles des lavandières et les mines pincées accompagnées des regards noirs de Dahud. C’était toute la comédie humaine qui défilait ainsi, avec ses grandeurs et ses misères, ses courages et ses petitesses, ses petitesses surtout, à travers les conteries des lavandières réunies autour du doué . Yann était le plus souvent avare de commentaires à l’écoute de ces déballages de linges plus ou moins propres. Cela faisait trop longtemps qu’il s’était éloigné du marais où coassaient grenouilles et crapauds. Il avait pris trop de distance avec la société des hommes et les mœurs du temps. Les arbres lui étaient une meilleure compagnie, plus sereine, plus constante, plus stable. Ils pouvaient être foudroyés, mais demeuraient jusqu’au bout fiers et droits, et ne courbaient pas l’échine au premier vent contraire.
Mais cette fois-ci, Gwenn demeura silencieuse, l’air absent, le front soucieux. Yann se douta que quelque chose perturbait sa fille adoptive. Il la connaissait si bien qu’ilpouvait lire dans son cœur à livre ouvert. Mais il ne la forçait jamais à se livrer, la laissant libre de ses pensées comme de ses actes. Ainsi l’avait-il élevée, dans la confiance et la liberté. Il se contentait d’être là, dans une écoute bienveillante et silencieuse, comme l’un de ces arbres auxquels il lui avait appris à se confier.
Soudain, Gwenn se tourna vers Yann et lui lança :
– Yann, qui étaient mes parents ?
Yann ne broncha pas. Il s’attendait à ce que la jeune femme revienne un jour ou l’autre sur l’énigme de son passé.
Dès qu’elle avait été en âge de raisonner, elle l’avait harcelé de questions au sujet de ses origines. Qui étaient ses parents de sang ? Pourquoi ne les avait-elle jamais vus ? Étaient-ils morts ou bien l’avaient-ils abandonnée ?
« Un jour, tu sauras », répondait-il inlassablement. Il ne disait rien de plus. C’était un homme à secrets, qui ne prononçait jamais un mot de trop et ne se laissait pas davantage forcer que l’un de ces coffres hermétiques dont sont pourvues les banques. Lorsque Gwenn insistait, il se murait dans un silence buté, comme s’il s’absentait dans une contrée lointaine, ou bien au plus profond de lui-même. La jeune fille finissait par abandonner. Après
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