Les Lavandières de Brocéliande
ami, presque un frère, malgré leur différence d’origine sociale. Et Philippe, à ses yeux, avait pour elle le même attachement. Se pouvait-il que, sans s’en rendre compte, des sentiments plus tendres soient venus remplacer la complicité de leur jeunesse ?
– Vous l’aimez, répéta Loïc comme un forcené. Moi, personne ne m’aimera jamais, jamais, jamais !
Tournant brusquement le dos à la jeune femme, le charbonnier s’enfuit dans la forêt en clopinant.
Gwenn demeura un moment immobile, les larmes aux yeux. Elle ne savait quelle était la part, dans cette émotion nouvelle, de la pitié attendrie qu’elle portait à Loïc ou de l’admiration affectueuse qu’elle vouait à Philippe.
– Qu’est-ce que l’amour ? murmura-t-elle, le regard lointain, se parlant à elle-même, à moins qu’elle n’ait posé la question à quelque présence invisible et toute-puissante supposée avoir réponse à tout. Est-ce l’admiration ou la pitié ? Doit-on aimer au-dessus ou en dessous de soi ? L’égalité peut-elle exister entre deux êtres qui s’aiment ou croient s’aimer ?
Gwenn était ébranlée par ces sentiments ambigus et ne savait comment les interpréter. La plupart des camarades de son âge avaient déjà trouvé un mari et fondé une famille. On se mariait tôt à la campagne. Mais la jeune femme avaittoujours refusé de s’attacher à un homme par d’autres liens que ceux de la simple camaraderie, comme c’était le cas avec Philippe. Elle ne s’était jamais projetée dans un avenir à deux. Elle était seule et le serait le restant de sa vie. C’était ainsi. Pourquoi ? Elle ne le savait pas elle-même.
« Vous l’aimez ! » avait crié Loïc. D’où tenait-il cette conviction ? S’agissait-il d’un simple mouvement de colère, d’une forme de jalousie ou bien d’une intuition ? Le charbonnier vivait seul, lui aussi. La trop grande solitude ouvre parfois les portes du cœur. Du cœur des autres, en tout cas.
Était-il possible que Gwenn aimât sans le savoir ? Elle prit alors conscience qu’elle ignorait tout de l’amour. Elle n’en avait jamais éprouvé le désir ni goûté la saveur. Pourquoi était-elle sur ce point si différente des autres filles qui fréquentaient leurs « fiancés » et les rejoignaient près du doué , la nuit tombée, pour échanger serments et baisers ? Pourquoi ne savait-elle pas aimer ?
La réponse fusa alors dans son esprit comme une douloureuse évidence.
Les autres jeunes gens avaient une famille, un père et une mère qui leur avaient, dès leur enfance, enseigné les câlins, les caresses, les mots tendres et leur avaient donné le modèle d’un couple uni. Tandis que Gwenn n’avait jamais connu sa famille. Elle ne savait même pas si elle en avait une. Comment pouvait-elle aimer si elle ne l’avait pas été elle-même ?
Une seule personne saurait peut-être répondre à ces questions qui la taraudaient.
Yann, l’homme qui l’avait élevée.
Yann, le protecteur de toujours.
Yann, le sage de la forêt.
6
Yann demeurait à l’écart du village, dans une petite maison isolée située au cœur de la forêt que Gwenn partageait avec lui. Il s’agissait davantage d’un refuge que d’une véritable maison, mais Gwenn y avait passé les meilleures années de sa jeunesse.
Yann Luzel était garde forestier. Il avait adopté l’orpheline à sa naissance et l’avait prise sous son aile. Et il l’avait initiée à la magie de Brocéliande.
Cette forêt était si ancienne qu’une vie humaine n’aurait pu en épuiser l’histoire. Pourtant, cela valait la peine de prendre son temps pour en découvrir les mystères et les secrets. La patience était nécessaire ; la forêt ne se livrait pas au premier coup d’œil. Elle avait ses pudeurs de dame. Elle aimait se laisser deviner, convoiter. Les visiteurs trop pressés passaient à côté de l’essentiel, quelque chose de très précieux qui se cachait à leur regard, se dérobait sans cesse. La forêt était un être vivant. Elle vibrait au rythme des saisons et des éléments. Pour la ressentir, il suffisait d’écouter le murmure du vent, le froissement des feuilles mortes à l’automne, le cri du merle…
Brocéliande était la plus grande forêt de Bretagne. Il y a plus de mille ans, c’était une forêt sauvage et impénétrable. L’on n’osait s’y aventurer, à cause des animaux sauvages, mais aussi des brigands qui y tenaient leur repaire. Il
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