Les Lavandières de Brocéliande
plus à plaindre étaient les blessés, amputés d’une jambe ou d’un bras, parfois de la moitié du corps. Ils hurlaient pour qu’on leur vienne en l’aide. Mais nous sommes sur le front, les hôpitaux de campagne sont loin à l’arrière. Les Bretons crevaient comme des porcs, saignés à blanc, et personne ne s’en souciait.
À Lenharrée, ce fut pire. Nous avons été surpris par les Boches et, pour défendre nos précieux canons de 75, nous avons dû nous battre avec les baïonnettes de nos fusils. Ceux d’enface n’y allaient pas de main morte non plus, et bientôt la terre glaiseuse de la Marne fut recouverte de cadavres lardés d’entailles béantes, les ventres ouverts sur les grappes de leurs viscères, baignant dans leur propre sang, celui de leurs camarades ou celui de l’ennemi… Mais ce sang avait toujours la même couleur. Si l’enfer existe, c’est ici qu’il se situe.
Il paraît que nous allons être cités à l’ordre de l’armée pour acte de bravoure. Je me suis, semble-t-il, plutôt bien comporté au sein de ce foutoir, et j’aurai droit à une médaille et à une montée en grade. Je devrais être fier de ces récompenses, et je le suis, car j’ai défendu ma patrie et j’ai contribué à sauver l’honneur des Bretons. Mais je ne peux m’empêcher de revoir les corps disloqués de mes compagnons déchiquetés, d’entendre le sifflement des boulets avant le tonnerre qui accompagne leur chute, de sentir l’odeur putride du sang et de la mort. Je repense à ce dimanche du mois de mai et je crois encore entendre Barenton gronder, tandis que les esprits mauvais de la forêt nous crachent leur déluge de pluie à la figure. Ici, ce n’est pas la pluie qui tombe du ciel, mais des obus et de la mitraille.
Solenn, mon soleil, ma vie, si je réchappe à ce cauchemar et si j’ai la chance de rentrer bientôt au pays, ne serait-ce qu’en permission, car j’ai peur que la guerre ne dure plus longtemps que ce que l’on nous a annoncé voici à peine un mois, je fais le serment solennel de t’épouser au plus vite. Nos familles n’auront rien à y redire. Après tout, je me bats au coude à coude avec des fils de paysans, la plupart illettrés, mais tous sont de braves gars courageux et dignes d’estime. Et lorsqu’elle moissonne, la Mort ne fait pas de différence entre nobles et roturiers, bourgeois et ouvriers. Pourquoi la Vie en ferait-elle ? Tu seras ma femme, Solenn, et j’emporterai l’image de ton sourire en allant défier la camarde.
Le 35 e régiment d’artillerie, dans une impitoyable course à la mer, traversa la Marne et parvint dans la Somme. Après un sévère accrochage à Saint-Pierre-de-Bitry, le 10 octobre,les artilleurs purent enfin se stabiliser sur leurs nouvelles bases pour parfaire leur instruction. À Noël, Edern et plusieurs de ses camarades eurent droit à leur première permission, d’une durée d’une semaine. En comptant le temps du trajet en train, avec les escales imposées et les correspondances, c’étaient deux jours de mangés à l’aller et au retour. Et il n’était pas question de rejoindre son poste en retard, au risque d’être considéré comme déserteur. Le temps de retrouver la famille, de raconter à mots couverts ce qui se passait « là-bas », d’embrasser la fiancée et de boire le coup avec les copains restés au pays, et déjà il fallait repartir pour de longs mois en baie de Somme.
Lorsqu’il rentra à Ker-Gaël après près de cinq mois d’absence, Edern n’était plus le même. Il avait mûri, comme un fruit exposé trop longtemps au soleil. À sa tenue de sous-officier, aux décorations qu’il arborait au revers de sa tunique, on comprenait qu’il n’était plus ce jeune homme de vingt ans qui courait dans les bois avec ses amis sur les traces d’un lièvre ou à la poursuite d’un merle. Il était devenu un soldat endurci au feu des combats. Plusieurs fois, il avait frôlé la mort et en avait constaté les ravages chez des camarades de son âge. De son long séjour militaire, il avait rapporté, outre la croix de guerre qu’il portait en sautoir, une sorte de fierté farouche et une petite moustache relevée sur les coins. Cela suscitait autour de lui un respect nimbé de crainte. On laissait entendre, en baissant la voix, qu’il « était un héros ».
Alphonse Gaël de Montfort Brécilien appréciait cet héroïsme dont était paré son fils aîné. Il rejaillissait sur la famille
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