Les Lavandières de Brocéliande
et elle avait pour elle le bon droit. Dès le début du mois d’août, on avait promis aux jeunes recrues qu’avant octobre ils seraient aux portes de Berlin et danseraient le laridé sur la célèbre avenue berlinoise Unter den Linden.
Edern fut affecté au 35 e régiment d’artillerie basé à Vannes, constitué exclusivement de jeunes Morbihannais. Il partit aussitôt pour le front de l’est, à Maissin, en Belgique. C’était un pays plat et sans relief qui ne ressemblait en rien à la Bretagne. Il n’avait ni les couleurs ni les senteurs de sa chère forêt de Brocéliande. Tout autour de lui, des rideaux de fils de fer barbelés et des champs de betteraves à perte de vue. Au-dessus, un ciel bas pommelé de nuages gris. Et à ses pieds, dont les chevilles étaient protégées par d’épaisses bandes molletières, une infâme gadoue continuellement arrosée par les pluies et l’urine des soldats. Les capotes brunâtres empestaient la crasse.
Les artilleurs bretons étaient placés en première ligne, forts de leurs neuf batteries équipées de canons de 75 mm, à frein hydropneumatique et à culasse à maniement rapide, inventé par l’ingénieur et lieutenant-colonel Deport. Grâce à cette arme révolutionnaire, dotée d’une portée de 5,5 km, les Bretons transformeraient bien vite les Boches en chair à pâté. Une chanson avait même été composée à la gloire du célèbre canon :
Il s’impose à notre pensée,
Le nom du canon glorieux
Dont la redoutable portée
Rend nos soldats victorieux !
Dans la tranchée, à la bataille,
Le bon 75 est roi…
Et, lorsqu’il crache sa mitraille,
L’ennemi frissonne d’effroi.
L’épreuve du feu eut lieu le 22 août. Prêtant main-forte aux 62 e et 116 e régiments d’infanterie, également originaires du Morbihan, le 35 e battit les Allemands à Maissin. Mais au prix de combien de pertes humaines… Ce que les instructeurs n’avaient pas dit aux jeunes artilleurs, c’est que leurs adversaires possédaient de leur côté un canon de 77 mm, à la portée légèrement supérieure à celle du 75.
Au lendemain de ce carnage, qui devait être suivi de tant d’autres, Edern écrivit une lettre à Solenn, recouvrant la feuille blanche de fines lignes à l’encre violette.
Maissin, le 24 août 1914
Ma Solenn,
Je t’écris pour partager avec toi notre première victoire. Mais il s’agit d’une victoire bien amère, car de nombreux camarades ont péri sous les boulets ennemis. Maissin ressemble aujourd’hui à un bourbier de sang.
La Belgique est un pays triste et sinistre, même en plein mois d’août. Notre belle Bretagne me manque. Elle me manque presque autant que toi.
Pourtant, nous sommes entre pays, ici. Tous Bretons, originaires du Morbihan, entre Vannes et Lorient. Tous en première ligne, face au feu de l’ennemi. Je ne sais pas s’il s’agit là d’un signe d’élection ou d’une disgrâce. Les gradés nous regardent de haut. On sent leur condescendance. Pour eux, nous ne sommes pas des Français à part entière. Entre eux, les copains parlent breton ou gallo, rarement le français. Cela suffit à les faire passer pour des demeurés. Ajoute au tableau la réputation d’avoir la tête dure et le gosier en pente, et tuauras compris que les Bretons ont vocation à être avant tout de la chair à canon.
Je te quitte sur ce triste constat, ma Solenn. Nous partons pour un patelin du nom de Bulson, où nous allons nous battre encore.
Tu es dans mon cœur, ma tendre fiancée de Brocéliande. Pour toi je survivrai.
Ton Edern
La bataille de Bulson eut lieu le 28 août, six jours à peine après le massacre de Maissin. Le 2 septembre, le 35 e régiment d’artillerie se trouvait à Prosnes, près de Mourmelon, pour de nouveaux combats. Puis il fut envoyé dans la Marne pour participer aux batailles de Lenharrée et Connantray, les 7 et 8 septembre, toujours en soutien des 62 e et 116 e régiments d’infanterie bretons. La bataille de Belgique avait été sanglante. Celle de la Marne se révéla plus sauvage encore.
Connantray, le 9 septembre 1914,
Ma Solenn,
Je croyais avoir connu le pire en Belgique, mais ce n’était rien à côté de ce que nous vivons dans la Marne. Jusqu’à présent, l’ennemi demeurait à portée de canon, c’est-à-dire à plusieurs kilomètres. Les boulets criblaient les champs plats, foudroyant les hommes sur place ou les jetant à terre par le seul souffle de leur déflagration. Les
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