Les Lavandières de Brocéliande
à ses occupantes, sinon du confort, en tout cas le minimum nécessaire pour ne souffrir ni du froid ni de l’humidité.
Le mobilier lui aussi était des plus sommaires. Une table en bois foncé flanquée de deux bancs sans dossier, une armoire remplie de linge, un buffet surplombé d’un miroir au verre piqueté, un vaisselier, que l’on nommait « dressoir », une pendule, un lit clos où dormait Dahud et, pour Annaïg, un lit de coin. Comme dans la plupart des maisons, il n’y avait en effet qu’une seule pièce servant tout à la fois de cuisine, de salle à manger et de chambre.
La seule particularité de cette demeure résidait dans la multitude de pots en verre alignés sur une étagère au-dessus du fourneau, dans lesquels se trouvaient conservés des plantes séchées, des aromates, des simples et autres ingrédients dont Dahud faisait un fréquent usage, non pour relever le goût des préparations culinaires, le plus souvent fades en ces années de disette, mais pour concocter des onguents, des baumes, des emplâtres destinés à apaiser les douleurs, à panser les plaies malignes et à guérir les maux les plus divers. Ainsi, pour soigner les enfants atteints decoqueluche, elle préconisait aux parents de leur faire sucer des morceaux de sucre enduits de bave d’escargot. Le remède était radical.
À cause de ces médications étranges dont elle évitait de divulguer les recettes, elle passait pour être sorcière. Cela n’empêchait pas les commères de venir solliciter son aide pour une dent cariée, un mauvais rhume ou une angine. Elle savait aussi enlever le feu à ceux qui s’étaient brûlés, déterminer le sexe des enfants à venir en auscultant le ventre de leurs mères et, en étudiant le cours de la lune, lutter contre le mal des bêtes. Elle connaissait sans doute bien d’autres sortilèges mais nul ne se vantait d’y avoir eu recours. Il se murmurait parfois des choses à son sujet, mais les langues se taisaient vite, de peur de s’attirer le mauvais œil.
De retour de l’église, Annaïg décrottait ses sabots sur le seuil de la chaumine lorsque Dahud, sans la regarder, bougonna :
– Perds pas de temps à ça… T’as oublié le jour qu’on est ? C’est veille de Samain, cette nuitée. Tu sais ce que ça veut dire ? Au soir tombé, t’iras me chercher les herbes que tu sais dans la forêt. C’est à la lune noire ou à la lune grosse qu’elles ont tout leur pouvoir…
Annaïg soupira et leva les yeux au ciel.
– Pourquoi c’est toujours moi qui y vais ?
La jeune lavandière faisait chaque mois la même remarque et Dahud lui répondait invariablement la même chose.
– Tu sais bien que c’est justement le soir où le baron de Ker-Gaël vient chercher la préparation pour les malaises de son fils. I’n’va pas tarder, d’ailleurs.
– Ouais, et quand j’m’en r’tourne, il est déjà parti, l’baron. On dirait que tu le fais exprès, de m’envoyer cueillir les herbes les soirs où il vient. Tu as peur qu’il me mange,ton baron ? Lui, ou bien sa bête. Tu sais comment on l’appelle, dans le pays ? « Le menou d’loup. »
Dahud garda le silence, mais son regard se figea un instant. Le meneur de loup. Bien sûr, la lavandière connaissait le sobriquet dont les villageois l’avaient affublé. Le baron de Ker-Gaël inquiétait, à cause de son air farouche et de sa boiterie, mais aussi à cause de Kidu, ce gros chien noir aux allures de loup qui ne le quittait jamais, si bien qu’on croyait voir son ombre. C’est pourquoi le baron avait été assimilé à ces sorciers maudits qui, selon la légende, savaient mener les loups grâce à un pacte conclu avec le diable. Ce n’était pas pour cette raison cependant que Dahud avait toujours soigneusement évité que le baron ne croise sa fille lorsqu’il venait lui rendre sa visite mensuelle. Mais elle ne voulait pas en dire plus.
– Discute pas, lâcha Dahud. Viens dîner, la soupe est prête. Après, tu iras dans les bois. La nuit tombe vite, en cette saison. Faut qu’tu repères les endroits tant qu’i fait clair. Et traîne pas en route, comme à l’accoutumée. Surtout, ne t’en r’tourne pas du côté du doué . Tu sais bien que, cette nuit, les lavandières de sang viennent y mener leur buée …
En bougonnant, Annaïg s’attabla près de sa mère pour engloutir la soupe claire où surnageaient quelques quartiers de légume grossièrement coupés puis, lorsque l’heure fut
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