Les Lavandières de Brocéliande
venue, elle remit ses sabots, prit son panier d’osier et franchit le seuil de la chaumine pour s’en aller dans les bois à la recherche d’herbes rares.
Dès qu’elle fut dehors, un mince sourire éclaira son visage. Elle ne râlait que pour le plaisir de contrarier sa mère. En réalité, elle était ravie d’avoir, une fois par mois, l’occasion de sortir jusque tard dans la nuit sans encourir les foudres de Dahud. Et elle se moquait bien de croiser ounon le baron. Ce qu’elle attendait avec impatience, en revanche, c’était le moment où, après avoir glané les herbes dans la forêt, elle retournait au doué . Elle n’y avait jamais vu la moindre lavandière de nuit, malgré les histoires que colportait Dahud. En revanche, elle savait que, lorsque le mince croissant de lune monterait dans le ciel, Philippe l’y retrouverait.
Philippe, le beau Philippe de Montfort, à qui elle s’était donnée, il y avait trois lunes de cela.
Philippe, dont elle portait le gage d’amour dans le ventre.
Philippe, à qui elle apprendrait ce soir qu’elle était grosse de lui.
Philippe, qui devrait l’épouser pour donner un père à cet enfant à naître.
Philippe, qui un jour serait l’unique héritier du domaine de Ker-Gaël.
Annaïg, les joues en feu malgré la fraîcheur de l’automne, se voyait déjà baronne.
10
Gwenn avait couru au hasard dans la forêt, lacérant ses bras et ses jambes aux ronces des chemins, la gorge en feu, le cœur battant la chamade. Elle fuyait ce qu’elle avait toujours désiré connaître, et qu’elle se trouvait à présent incapable d’affronter : le secret entourant sa naissance, qui planait comme un oiseau de proie prêt à fondre sur elle. Elle ne souhaitait qu’une chose : s’égarer dans ces bois, s’y cacher comme ces bêtes sauvages dont, plus que jamais, elle se sentait proche.
Le sang cognait à ses tempes tandis qu’elle se répétait, comme une litanie, les révélations que venait de lui faire Yann. Il avait connu ses parents. Il avait été leur meilleur ami. Il avait été le témoin de leur amour et celui de leur mort. Que s’était-il passé ? Quelle était cette tragédie qu’il avait évoquée ? Gwenn ne l’avait pas interrogé davantage ; elle savait qu’il n’aurait pas voulu répondre. Il avait juré de ne rien dire. Il était tenu par le serment qu’il avait prêté aux parents défunts.
Gwenn, au bord de l’épuisement, interrompit enfin sa course folle et se laissa tomber, dos contre le sol, dans une clairière. Elle porta la main à sa poitrine et sentit le rythme frénétique de son cœur aux abois. Elle haletait, en sueur, incapable de reprendre son souffle. Il fallait qu’elle se calme. Elle avait cédé à un sentiment de colère et de panique mêlées.Elle devait à tout prix retrouver son sang-froid et sa lucidité. Pour cela, elle devait s’en remettre à sa meilleure amie, celle qui l’avait toujours protégée et rassurée dans ses moments de doute ou de peine : la forêt.
C’est Yann qui, dès son enfance, lui avait appris à écouter la forêt et à dialoguer avec elle. « Les arbres ne sont pas de simples troncs inanimés, lui disait-il. Ce sont de vieux sages qui observent le monde et les hommes depuis si longtemps qu’ils ne s’étonnent plus de rien et se contentent, pour vivre, d’un souffle de vent, de la rosée du matin, du pépiement des oiseaux qui nichent entre leurs branches. Tu auras beaucoup à apprendre d’eux si tu sais les écouter. Je te montrerai comment t’y prendre. »
Il lui avait montré. Un beau jour de printemps, Yann avait entraîné l’enfant dans une chênaie où demeuraient encore des arbres vénérables, ayant échappé par miracle aux coupes des bûcherons et à la concurrence forcenée des pins que les hommes avaient replantés à la place d’essences plus rares mais à pousse plus lente. Il lui présenta, comme on présente une personne, un vieux chêne au tronc noueux dont les épaisses racines rampaient sur le sol comme des bras monstrueux surgis de terre. Il lui apprit comment poser sa main sur l’écorce brune afin d’établir le contact, tout en faisant le vide dans son esprit. Car c’est du vide que naissent les messages venus de l’indicible. « Si tu es trop préoccupée, tu me laisseras pas de place pour le parler des arbres, lui expliquait-il. Lorsque tu veux communiquer avec la nature, qu’il s’agisse des arbres, des rivières ou des animaux,
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