Les Lavandières de Brocéliande
féodalité. Elle n’appartenait pas à la même classe, mais en travaillant pour eux, elle accréditait l’idée que ces gens-là n’étaient pas du même monde, qu’ils étaient, par une sorte de droit naturel, des seigneurs régnant sans partage sur leurs terres et leurs serfs.
Depuis le début de la guerre, les châtelains de Ker-Gaël avaient, aux yeux des Concorentais, aggravé leur cas en acceptant de bonne grâce la présence dans la région de l’armée allemande. Hubert de Montfort, disait-on à voix basse, était cul et chemise avec le major en charge du centre d’aviation du Point-Clos, qui lui-même était l’un des meilleurs amis du chancelier Hitler. Non content de ces accointancesambiguës, le baron avait en outre placardé sur l’un des murs de son bureau une photographie du maréchal Pétain. Le même portrait, il est vrai, se trouvait dans toutes les écoles, mais les enfants, eux, n’avaient pas choisi de l’y mettre.
Gwenn ne pouvait donc s’étonner de ce que le baron et la lavandière se connussent, puisque celle-ci était l’employée de celui-là. Mais comme toute employée, c’était à elle de faire le chemin en poussant sa brouette pour aller chercher le linge à Ker-Gaël et le rapporter. Le fait que le baron vienne jusqu’à elle, seul et dans le plus grand secret de surcroît, avait de quoi surprendre, voire choquer, dans un aussi petit village. Prendre le risque de braver ainsi l’opinion publique témoignait soit d’une inconscience, bien peu crédible, soit d’un accord mystérieux qu’ils étaient les seuls à partager.
La nuit à présent était tombée et le silence était total. Gwenn était sortie du village et approchait du lavoir.
De loin, elle perçut des pleurs et des lamentations. Malgré elle, elle ne put s’empêcher de frissonner. Elle se mit à penser aux spectres de ces mères infanticides occupées à laver les langes sanglants de leurs enfants mort-nés en hurlant à la lune. La nuit de Samain, les lavandières de sang et filandières de mort s’en donnaient à cœur joie du côté du doué . Les menaces voilées de Dahud lui revinrent en mémoire. « Prends garde ! avait-elle répété. Prends garde ! » Gwenn sentit une vieille peur atavique l’envahir et la pousser à rebrousser chemin pour fuir au plus vite ce lieu maudit, hanté par des créatures de l’autre monde.
Elle fit un effort sur elle-même pour ne pas céder à la panique. Les démons, lui avait souvent expliqué Yann, n’existaient que par le regard que l’on portait sur eux. Ils se nourrissaient de nos craintes. Et Gwenn ne devait pas avoir peur des fantômes si, parmi eux, se trouvaient lesmânes de ses parents. D’un pas décidé, elle franchit les derniers pas qui la séparaient du doué .
Elle réalisa alors que ce n’étaient pas les lavandières fantômes qui sanglotaient ainsi, mais Annaïg Le Borgne. Annaïg, la fière et cruelle Annaïg, qui aimait tant se moquer et rire sur le dos des autres, pleurait à présent comme une enfant punie. Elle était assise sur la margelle du lavoir, le visage enfoui dans les paumes de ses mains ouvertes.
Gwenn marqua un temps d’hésitation. Que faisait-elle ici, à cette heure tardive, et pourquoi pleurait-elle ? Elle ne s’était jamais très bien entendue avec la jeune fille et récemment leur animosité n’avait fait qu’empirer. Était-ce une raison pour l’abandonner à son chagrin ? Annaïg n’était pas son amie, mais elle avait besoin de réconfort. Gwenn en avait besoin elle aussi. À défaut d’en recevoir, il lui restait toujours la possibilité d’en donner.
Gwenn s’avança vers la jeune fille en pleurs et posa une main sur son épaule.
– Annaïg… Que t’arrive-t-il ? Que fais-tu là en pleine nuit ?
Surprise, la fille de Dahud releva la tête et observa Gwenn de ses yeux brouillés de larmes. La souffrance qu’ils exprimaient se transforma subitement en colère, presque en haine, lorsqu’elle reconnut celle qui se trouvait devant elle. D’un coup d’épaule, elle se dégagea et cracha, avec des hoquets dans la voix :
– C’est toi, hein ? C’est à cause de toi ! J’aurais dû m’en douter… Tu n’es qu’une intrigante ! Pleine d’envie et de jalousie !
Gwenn ôta sa main et fit un pas en arrière, déconcertée par l’attitude hostile de celle qu’elle ne cherchait pourtant qu’à apaiser et aider.
– Qu’est-ce qui te prend, Annaïg ? Je ne sais
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