Les Lavandières de Brocéliande
défenses.
Enfin, il y avait les champignons d’automne, qu’Annaïg avait appris à reconnaître. Les plus intéressants n’étaient pas ceux qui finissaient en fricassée dans la poêle, mais ceux qui n’étaient pas comestibles, les champignons vénéneux gorgés de substances toxiques qui, réduits en poudre et mêlés selon des doses bien précises à d’autres éléments, détenaient des pouvoirs insoupçonnés.
Après avoir accompli sa tournée dans les bois, Annaïg s’était rendue au doué , comme elle le faisait chaque mois pour y retrouver son amant. Il lui semblait déjà sentir les bras de Philippe autour de ses épaules, son souffle sur sa nuque. Le jeune aristocrate lui avait fait de tels serments et miroiter de telles promesses que la jeune lavandière nedoutait pas un seul instant de sa réaction lorsqu’elle lui apprendrait qu’elle attendait un enfant de lui. Cela ne se voyait pas encore, car elle prenait soin de porter des jupons amples et de serrer la ceinture à sa taille mais, depuis trois lunes entières, elle n’avait plus ses menstrues.
Elle avait hâte de voir son beau sourire s’élargir sur son visage si avenant et de sentir sa main se poser sur son ventre. D’ici quelques semaines, elle serait mariée et elle pourrait faire la nique à sa mère et à toutes les lavandières du canton. Et surtout à cette Gwenn qui depuis longtemps tournait autour de l’héritier de Ker-Gaël. Elle en ferait une tête, lorsqu’elle se verrait brusquement supplantée par une rivale plus jeune qu’elle ! Gwenn avait déjà vingt-quatre ans. Annaïg n’en avait que dix-huit, et sa jeunesse était à ses yeux un pied de nez supplémentaire qui viendrait couronner sa victoire prochaine. Adieu, les corvées de linge, les cols de chemise à frotter, les caleçons sales… Adieu les douleurs lancinantes dans les reins… Adieu les crampes dans les bras à force de donner du battoir… Adieu les mains gercées, crevassées, ridées avant l’âge… Bientôt, la jeune Annaïg Le Borgne serait châtelaine et oublierait à jamais les humiliations passées. Elle ne s’appellerait plus ainsi, d’ailleurs, mais Annaïg Gaël de Montfort Brécilien ! Ça sonnait autrement !
Elle en était là de ses rêves de grandeur lorsqu’elle entendit le galop d’un cheval retentir dans le silence de la nuit. Un cavalier chaussé de bottes impeccablement vernies, vêtu d’un costume de chasse et coiffé d’un chapeau à large bord apparut bientôt, comme auréolé des rayons du croissant lunaire qui s’élevait dans le ciel. C’était Philippe.
Le jeune homme sauta au bas de son cheval qu’il gratifia d’une tape amicale. L’animal se pencha au-dessus de l’onde noire du doué et se mit à boire.
Annaïg s’était dressée, le rouge aux joues, émue de retrouver, après ces quatre semaines d’absence, celui qui l’avait rendue femme. À présent qu’elle se trouvait face à lui, elle se sentait gagnée par une sorte de timidité, de pudeur. Une boule d’angoisse lui serrait la gorge. Elle se rendit compte tout à coup à quel point il lui était difficile d’avouer à Philippe qu’elle serait bientôt mère. Il n’y avait pourtant aucun mal à cela puisqu’ils s’aimaient. Philippe était un gentleman. Il honorerait sa parole. Pourquoi douter, dans ce cas ? Pourquoi ne pas faire confiance à l’élu de son cœur, qui était également le maître de son corps et le protecteur de son enfant à venir ? La jeune fille se reprochait ces atermoiements, mais elle ne pouvait aller contre. Elle avait peur, soudain, de la réaction du jeune noble. Ah ! s’il pouvait deviner par lui-même la situation dans laquelle elle se trouvait et agir comme il se devait sans qu’elle eût besoin de proférer un seul mot, ce serait tellement plus simple, tellement plus facile !
Philippe, de son côté, ne semblait pas avoir remarqué la présence de la jeune fille. Il regardait boire son cheval tout en lui flattant l’encolure. Il caressait inlassablement de sa main dégantée les flancs chauds aux poils humides qui exhalaient des fragrances sauvages. La superbe monture à la robe d’un brun profond tirant sur le rouge encensait sous les cajoleries de son maître en poussant de petits hennissements satisfaits. Le cavalier lui murmurait à voix basse des mots indistincts. L’homme et l’animal se trouvaient en totale fusion, comme s’ils ne formaient, à eux deux, qu’une seule entité.
Annaïg
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