Les Lavandières de Brocéliande
était reconnaissant. Nous avons échangé quelques phrases puis nous sommes partis chacun de notre côté.
– Et où habite-t-il, ce bossu ? continua Bouchard sur le même ton persifleur.
– Je ne sais pas. Dans les bois. C’est là que les charbonniers ont leurs loges.
– Et vous ?
– Moi, je suis rentrée chez Yann Luzel, mon père adoptif.
– Où ça ?
– Dans sa maison située dans la forêt. Il est garde forestier.
– Tiens, tiens… Vous et Le Masle habitez tous deux dans la forêt. Et vous vous êtes retrouvés « par hasard » sur les lieux où, quelques heures plus tard, une jeune fille est morte. Comment expliquez-vous cela, mademoiselle Luzel ?
– Je ne l’explique pas, brigadier, rétorqua Gwenn.
Le brigadier-chef soutint quelques secondes son regard, afin d’y déceler un signe de gêne ou de dissimulation, mais les yeux de la jeune fille étaient aussi francs que sa voix.
– Ce sera tout pour le moment, dit-il en guise de conclusion. De toute façon, nous serons amenés à nous revoir. Cette histoire n’est pas terminée. Je vous demanderai de vous tenir à notre disposition si nécessaire, mademoiselle.
– Je peux y aller, maintenant ?
– Oui. Au passage, demandez à l’une de vos collègues de venir. Nous allons les interroger une par une.
Gwenn jeta un dernier regard vers la défunte puis, après avoir donné l’information aux autres lavandières, elle prit la direction du village.
– Qu’en pensez-vous, chef ? demanda Gaillard en faisant signe à Fanchon, qui s’approchait, de patienter encore un peu.
– Elle est franche du collier, cette petite. Elle nous a dit ce qu’elle savait… Enfin, elle nous a dit l’essentiel. Mais jepense qu’il y a encore à creuser du côté des garçons. Philippe de Montfort et Loïc Le Masle… Le noble et l’homme des bois. Le séducteur et le bossu.
– Le prince et le pauvre, fit remarquer Le Floc’h, qui se souvenait du roman de Mark Twain qu’il avait lu dans sa jeunesse.
– Oui, confirma Bouchard. Si la petite s’est suicidée, c’est sans doute à cause du premier. Un banal chagrin d’amour qui se termine mal. Mais si sa mort n’est pas naturelle…
– Vous pensez que le charbonnier peut avoir fait le coup ? interrogea Gaillard.
– Je ne pense rien… pour l’instant, se reprit le brigadier-chef. Je formulais simplement des hypothèses. Tant que nous n’aurons pas le verdict du médecin, nous ne pourrons pas avancer davantage.
– Justement, le voilà ! s’exclama le gendarme Le Floc’h.
La voiture du médecin légiste venu tout spécialement de Rennes, une longue traction noire, se gara sur le bord du chemin. Un homme à redingote et lorgnon en sortit, tenant à bout de bras une serviette en cuir.
Il s’approcha des gendarmes en prenant soin d’éviter les flaques d’eau pour ne pas salir ses chaussures.
– Nous vous attendions avec impatience, docteur ! lança le brigadier-chef Bouchard. Le Floc’h, Gaillard, prenez les dépositions des jeunes filles. Et veillez à ce que les villageois se tiennent à distance. Je les vois rappliquer de plus en plus nombreux. On n’est pas au spectacle, ici !
24
Dahud était entièrement vêtue de noir, des pieds jusqu’à la coiffe. Elle avait enfilé ses souliers vernis, ses chausses de laine, sa robe et sa veste de velours, elle avait ceint ses reins de sa belle devantière brodée et posé sur ses cheveux peignés et ajustés en chignon une large catiole noire, grande coiffe retombant sur les épaules, par-dessus laquelle elle avait accroché une voilette. Elle se tenait assise sur le banc situé face à la porte d’entrée, le dos bien droit, immobile, presque figée.
Enveloppée d’ombre, habillée de nuit, elle semblait une statue funèbre veillant sur quelque tombeau. Elle n’était plus de ce monde, déjà. Plus encore que le deuil, elle incarnait la mort elle-même, cette visiteuse indésirable qui s’invite sans prévenir à la table des gens et jusque dans leur lit.
Autour d’elle, cela sentait le propre. L’ oté avait été consciencieusement nettoyé, récuré, frotté et lavé à grande eau. Les draps souillés de sang avaient été brûlés dans le poêle. Tant pis pour la perte. Des draps, Dahud en avait plus que le nécessaire dans ses armoires, entrelardés d’enveloppes gonflées de billets qui auraient dû servir de dot à Annaïg. Malgré l’austérité de son intérieur, elle avait les
Weitere Kostenlose Bücher