Les Lavandières de Brocéliande
lavandières commençaient à avoir froid aux jambes. Elles se demandaient si les gendarmes les avaient oubliées, ou s’ils faisaient exprès de les laisser attendre ainsi. Les jeunes filles, d’ordinaire si promptes à bavarder et à commenter les événements du village, étaient soudain devenues muettes. Elles avaient vu venir, puis repartir, le recteur de Concoret, tandis que le marchand de charbon demeurait à l’écart. Un peu plus tard, il avait été rejoint par Erwann et Léonard, puis, peu à peu, par d’autres villageois curieux de contempler de leurs propres yeux la jeune morte. Les trois agents n’avaient pas bougé. Ils se tenaient toujours près du corps inanimé d’Annaïg, comme s’ils avaient peur qu’on le vole.
Enfin, le plus âgé regarda dans la direction de Gwenn et lui fit signe de les rejoindre. Ce n’était pas trop tôt. La jeune fille sauta à bas du véhicule et s’avança vers les trois hommes en bleu.
– Gwenn Luzel, c’est bien cela ? l’interrogea le brigadier-chef tandis que le gendarme Gaillard prenait des notes. Vous êtes lavandière, comme l’était la victime. Vous la connaissiez bien ?
La jeune fille nota le ton inquisiteur avec lequel l’homme la questionnait. Elle ne s’en formalisa pas. Les représentants de l’ordre étaient par nature méfiants et considéraient toutle monde comme des suspects en puissance jusqu’à preuve du contraire. Il en fallait plus pour la troubler. Après tout, elle n’avait rien à se reprocher. Elle plongea son regard clair dans celui du gradé.
– Je la connaissais, bien sûr. Chaque matin je menais la buée avec elle, en compagnie des autres lavandières. On se connaissait toutes… Cela ne veut pas dire qu’on se connaissait bien…
Le brigadier-chef plissa imperceptiblement les yeux, sensible à la nuance.
– Je comprends… Mais chaque détail peut avoir son importance pour nous aider à éclaircir le mystère de cette mort… Quand avez-vous vu Annaïg Le Borgne pour la dernière fois ? Je veux dire… lorsqu’elle était encore en vie.
– Cette nuit, ici même, répondit Gwenn sans une once d’hésitation.
Les yeux du gendarme se rétrécirent encore.
– À quelle heure ?
– Je ne sais pas exactement, mais la nuit venait de tomber. La lune commençait à monter à l’horizon.
– Vous étiez seule ? Je veux dire… Seules toutes les deux ?
Gwenn marqua une pause avant de répondre.
– Au début, oui. Je l’ai entendue pleurer près du lavoir. Je me suis approchée et lui ai demandé ce qu’elle avait… Elle était hors d’elle. Elle s’est mise en colère et elle s’est enfuie.
– C’est tout ? reprit le gendarme en soulevant un sourcil en accent circonflexe.
Gwenn prit un temps de réflexion.
– Nous avons eu des mots.
– Des mots ?
– À propos d’un garçon. De toute façon, vous finirez bien par l’apprendre, alors autant vous le dire toute de suite.
– Une querelle d’amoureuses ?
– Pas tout à fait. Annaïg était éprise de Philippe de Montfort, qui se trouve être mon ami depuis l’enfance. Je pense que l’amour d’Annaïg n’était pas payé de retour et elle s’est imaginé que j’en étais la cause. Elle s’est mise en colère contre moi et m’a fait des reproches. Voilà tout.
– Et c’est bien la dernière fois que vous l’avez vue ?
– Oui. Jusqu’à ce matin…
– Lorsque je vous ai demandé si vous étiez seules toutes les deux, vous avez précisé : « Au début, oui. » Avez-vous un témoin de votre entrevue avec Annaïg Le Borgne ?
Gwenn baissa les yeux. Elle ne tenait pas à mettre Loïc en cause, mais elle n’avait pas le droit de mentir aux gendarmes.
– Oui. Il s’agit de Loïc Le Masle, le charbonnier.
Le gendarme Gaillard notait consciencieusement les noms dans son calepin.
– Et que faisait-il dans le coin, ce Loïc Le Masle ? Vous le retrouviez souvent la nuit, près du lavoir ?
Gwenn perçut un soupçon d’ironie dans le regard du brigadier-chef. Il devait être au courant des rendez-vous galants que les jeunes gens se donnaient au doué à la nuit tombée.
– Nous nous sommes trouvés là par hasard, précisa aussitôt Gwenn. Loïc est… disons, un garçon plutôt sauvage. Il ne fréquente personne. Il est bossu, ce qui ne l’aide pas à avoir des amis. Il est le souffre-douleur du village. Je lui avais parlé dans l’après-midi. Il a sans doute voulu me montrer qu’il m’en
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