Les lions diffamés
sa vie à Saint-Rémy !… Et pour rien : le château brûlait, il n’y avait plus, là-bas, âme qui vive.
— Mon oncle, ajouta-t-il, lorsque les Goddons nous dessiègeront, je veux affronter ces trois larrons pour les anéantir. Et je commencerai par ce malfaisant-là !
S’approchant de Saint-Rémy, hilare et comme sûr de son impunité, il le buqua d’un revers de main si violent que le chaperon du vieillard tomba.
— Tiens, voici un acompte !… Ton âge ne m’indispose point. Et que tu saches ou non tenir une épée, je te tuerai.
— Allons, allons, fit Guillaume, contiens-toi.
Soucieux, il se tourna vers Renaud et Haguenier :
— Je ne sais ce que vous lui avez fait… Il me le dira. Mais allez vous apprêter ! Je veux vous voir sous peu là-haut avec mes guetteurs… Sang-Dieu ! je ne vous avais pas laissés là-bas pour donner libre cours à votre malivolance !
Haguenier voulut parler ; un regard de Renaud l’en dissuada. Ils tournèrent les talons et marchèrent vers le donjon. Saint-Rémy ramassa sa coiffure.
— Puis-je les suivre ? demanda-t-il à son beau-frère.
— Attends-moi devant la cheminée… Je devrais te fournir une épée pour contribuer à ma défense, mais je n’ai plus confiance, alors fais-toi petit…
Sans répondre, Saint-Rémy recula dans l’ombre.
— Maintenant, dit Guillaume, te plaît-il, Ogier, de me dire ce qui s’est passé ?… Il t’a pris, enchartré, et les deux autres l’ont aidé ?
— Si vous voulez.
— Je ne suis pas défavorable à ta vengeance, mais laisse les Anglais repartir… Va prendre un petit repos. Ils ne vont pas nous assaillir maintenant.
Guillaume s’éloigna, entraînant tous ses familiers à sa suite. Tancrède, souriante, s’approcha :
— Viens, beau cousin. Bon sang, comme tu l’as frappé fort, ce vieux bouc !
Cette scène inattendue l’avait divertie au point qu’elle en riait encore.
— Il est temps de soigner ta main. Vois tes linges…
Il regarda. Son pansement pendait, noirâtre, et sa paume le cuisait autant que sa joue. Mais c’était seulement maintenant qu’il s’en apercevait.
— Viens, Adelis, ajouta Tancrède.
La fille les suivit d’assez loin.
Les ténèbres passaient, en hésitant, à ces pâleurs froides et fumeuses qui devancent l’aurore. Le damoiseau frissonna. Bientôt, les abords du château ne seraient plus insondables. Il imagina les routiers arrivant tout autour ; le troupeau grouillant, soudain assagi, s’organisant dans un léger clapotis d’armes ; les piétinements des hommes commençant l’escalade de la motte en chuchotant parfois, les yeux boursouflés de sommeil, le cœur palpitant d’un désir de meurtre et de rapine inexplicable pour un garçon tel que lui… Et pourquoi ne pouvait-il les comprendre, ces malandrins ? Parce qu’il avait toujours disposé de tout ce qui rendait son existence agréable… De tout ? Voire ! Et l’honneur ?
— À quoi penses-tu, cousin ? demanda Tancrède alors qu’ils entraient dans les sombres cuisines où le ventre de la cheminée brasillait.
Ogier se laissa choir sur un banc, à proximité du feu. La ribaude s’assit près de la porte et baissa la tête.
— S’il était dépourvu des immondes travers des gars qu’il commande, et surtout s’il n’était pas sujet d’Édouard III, je crois bien que j’aurais pu admirer ce Canole.
— Et moi, chuchota la jouvencelle contre son oreille, tu m’admires ?… Me prendras-tu quand ces routiers nous laisseront en paix ?
Le garçon apprécia le choix du verbe et se garda de répondre. C’eût été folie de s’engager sur les grands chemins avec une telle créature. À supposer qu’elle le rejoignît, car elle en était capable, supporterait-elle longtemps le voisinage des hommes et la promiscuité des auberges ? Résisterait-elle à la fatigue ? Parfois, les chevaux eux-mêmes seraient fourbus… Que ferait-elle si des routiers leur tendaient une embûche ? Que ferait-il, lui, si tout bonnement un seigneur ou un manant audacieux, reconnaissant la femme sous ses vêtements d’emprunt, la voulait conquérir ? Il lui faudrait intervenir !… Et puis, à quoi bon prévoir l’avenir ! Il importait tout d’abord qu’ils sortissent des murailles de Rechignac, et cela supposait un reflux de Canole et de son armée.
— Parle ! insista Tancrède. Je déteste ton silence.
Elle alluma dans l’âtre deux chandelles et les posa sur la
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