Les lions diffamés
dans un chemin creux, le dos à la mer, parmi les herbes et les racines.
Sans qu’il se fût retourné, il devina bientôt qu’un des quatre guerriers s’était jeté à sa poursuite. Il tenta d’allonger ses foulées et de tirer sur ses bras, mais son corps n’obéissait plus à sa volonté ; l’autre se rapprochait, sautant par-dessus les buissons et poussant parfois des grognements de rage.
Était-il trop las lui qui, à Gratot, se montrait invincible à la course ? Il hurla de colère et de désespoir quand une main de fer le saisit par l’épaule.
— Goddam ! Goddam ! Keep quiet [81] !
Il se débattit, donna des coups de pied dans les jambes de cet ennemi à la force placide, s’épuisant en vain et regrettant d’être si faible.
— Laisse-moi !… Lâche-moi, sale Goddon !
Il allait saisir son poignard ; l’Anglais, à peine plus âgé que lui, immobilisa son bras contre son flanc dans une étreinte dont Ogier s’indigna :
— Cesse de me tenir comme une fiancée !
Leurs souffles se mêlaient. Leurs visages se touchaient presque. Une vague de haine s’élevait en eux, si forte que leurs mâchoires tremblaient sur des mots qu’ils n’osaient proférer tant ils leur semblaient fatals ; mais leurs yeux s’exprimaient sans crainte aucune.
— Boy ! Boy !
— Lâche-moi, Goddon, t’ai-je dit !
Comme Ogier voulait se dégager, l’Anglais hurla en direction de ses compères :
— He can’t keep still [82] …
— Kill him [83] !
— Ne bouge plus, surtout ! cria Godefroy d’Argouges. Sans quoi il te tue.
Haletant, résigné, le garçon se laissa ramener vers le muret sur lequel son père s’était assis. Un barbu s’approcha de lui et le gifla d’un revers de main, sans ménager sa vigueur. Sous le heurt, Ogier ne put retenir un gémissement, et cette défaillance l’emplit de honte.
— Sois quiet, boy… Je comprends ta langue… Est-ce vraiment ton père l’otage de mes compagnons ?
— Oui.
— Nous ne vous voulons aucun mal.
— Menteur ! grogna Ogier en frottant sa joue brûlante et gonflée.
L’Anglais avait un air morose, une figure maigre, dure, et la mine d’un malandrin ; mais il semblait sincère. Nul fer ne le couvrait. Il n’était pas armé, et ses pieds nus s’enfonçaient dans les herbes. Afin de mieux nager, sans doute, il s’était délivré de son harnois de guerre.
— Si tu t’assagis, ne crains rien… Ton père est-il chevalier ?
Ogier hésita, puis, sans même quêter l’acquiescement de Godefroy d’Argouges, il répondit affirmativement. Le barbu désigna le petit pré ceint par le muret, au milieu duquel il y avait deux pommiers et un tas de fagots.
— Nous allons nous asseoir là et manger, faute de mieux, ces pommes vertes en attendant la nuit.
Il se tourna vers ses compères. Leur mine était à la fois soucieuse et sinistre. L’un d’eux ôta sa coiffe de fer, puis son camail ; une cicatrice violacée courait sur son crâne ras.
— Si des gens à nous viennent jusqu’ici, continua l’Anglais en dévisageant sans haine Godefroy d’Argouges qui vacillait en le suivant, eh bien, messire, vous en serez captif. Et je puis vous dire que le seul mal dont vous souffrirez sera le paiement d’une rançon… Foi de Thomas Ramsey, c’est ainsi qu’on procède… Si ce sont des Français, eh bien, nous aviserons.
Ogier s’approcha de son père.
— Appuyez-vous sur moi… Ah ! si vous saviez ma joie de vous savoir vivant… Allons, appuyez-vous !
Le chevalier obéit. En titubant et gémissant, il entra dans le petit champ.
Il s’étendit le long du mur, dans les hautes herbes. Ces quelques mouvements semblèrent avoir exigé de lui un effort extrême. Son souffle était court, sifflant ; une bave teintée de sang, qui parfois se cloquait entre ses lèvres, couvrait le bas de son visage. Il ferma les yeux.
— Laissez-moi vous soigner, Père !
Ogier enleva son surcot et quitta sa chemise, dont il arracha une manche. Il mit le tissu en boule et le comprima dans ses mains pour en exprimer toute l’eau. Ensuite, s’aidant de son perce-mailles, il découpa deux bandes qu’il noua l’une à l’autre.
— Je vais d’abord m’occuper de votre front…
La blessure était large et longue. L’espèce de blancheur vaguement rosâtre, entre les caillots, devait être l’os du crâne. Un coup à peine plus fort eût été mortel.
— Durement touché, commenta le barbu en se
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