Les Mains du miracle
pensées, toutes ces
émotions, Kersten les devina dans l’étonnante tendresse qu’exprima soudain la
voix de Himmler pour lui demander :
— Vous avez fait bon voyage,
cher monsieur Kersten ? Est-ce que votre famille va bien ?
Le docteur répondit avec
réserve :
— J’ai fait un très bon voyage,
merci, Reichsführer. Et au moment où je partais, ma famille était encore libre.
Himmler se dressa sur son lit, comme
s’il avait reçu un coup de fouet.
— Est-ce que vous doutez de mon
amitié ? s’écria-t-il. Je me ferais couper la tête plutôt que de laisser
faire du mal à vous ou à l’un des vôtres !
— Je vois qu’il y a encore des
gens capables de reconnaissance, dit Kersten doucement.
Himmler se laissa retomber sur son
oreiller et dit avec gaieté :
— Quand j’y songe, puisque les
Finnois nous ont déclaré la guerre, vous êtes maintenant allié à nos ennemis.
Et vous appartenez, juridiquement, au camp de vos chers Hollandais. Ça vous
plaît, n’est-ce pas ?
Kersten se mit à rire.
— Vous voyez, Reichsführer, il
arrive qu’on monte l’échelle de ses désirs plus vite qu’on ne l’aurait cru.
Mais aussi, d’un point de vue strictement formel, je n’ai plus le droit de vous
soigner.
Himmler hocha la tête et garda un
instant le silence. Puis il déclara gravement, presque solennellement :
— Cher monsieur Kersten, il n’y
a jamais eu entre nous et il n’y aura jamais de questions politiques. Ma
reconnaissance fait que – tous les pays peuvent se combattre,
s’égorger – entre vous et moi régnera toujours la paix de l’amitié…
D’accord ?
— D’accord, dit Kersten.
— Je suis très content, dit
Himmler.
Il ferma les yeux comme pour mieux
goûter cette minute d’entente, de solidarité, de communion avec un autre homme.
Alors Kersten reprit :
— Puisqu’il en est ainsi,
Reichsführer, je vais vous demander quelque chose. Il y a deux ou trois cents
Finlandais en Allemagne. Ils ont une famille. Ils ont honnêtement travaillé
dans ce pays. Ils n’ont jamais fait de politique. Ne les persécutez pas.
— Promis, dit Himmler sans
ouvrir les yeux.
— Et que va devenir, demanda
Kersten, le statut d’extra-territorialité que vous avez accordé à
Hartzwalde ?
— Il sera conservé – non
plus à titre finnois, mais à titre international, dit Himmler.
Il ouvrit soudain les yeux et ajouta
rapidement :
— Tout ceci, bien sûr, à
condition que vous reveniez de Suède.
Kersten le regarda fixement et
demanda :
— En douteriez-vous ?
— Mais non, mais pas du tout…,
murmura Himmler.
Quand Kersten se trouva seul et
qu’il réfléchit à toutes les phases de cette entrevue, il eut la conviction
que, par un singulier jeu sentimental et psychologique, le revirement de la
Finlande l’avait rendu plus puissant que jamais sur le Reichsführer.
6
Pour le voyage de sa famille en
Suède, Kersten n’avait dit à Himmler que la moitié de la vérité : non
seulement il voulait emmener sa femme et ses enfants à Stockholm, mais encore
il entendait bien les y laisser indéfiniment.
Mettre Himmler devant le fait
accompli était impossible et le laisser longtemps dans l’ignorance, dangereux.
Aussi, le lendemain, se voyant accueilli avec la même amitié que la veille,
Kersten dit au Reichsführer :
— Les conditions de vie
deviennent ici de plus en plus pénibles pour élever des enfants. Je voudrais
installer les miens – et naturellement leur mère – en Suède pour
assez longtemps.
Himmler ne réagit pas.
— Ils reviendraient l’été
prochain, ajouta Kersten.
Himmler considéra le docteur d’un
regard singulier et répondit :
— Je ne le crois pas.
Voulait-il dire par là qu’il tenait
pour mensongère la promesse de Kersten ? Ou sentait-il obscurément, sans
vouloir l’avouer à personne, ni à lui-même, que, l’été suivant, le sort de
l’Allemagne et son propre destin seraient réglés de telle façon que le retour
de la famille du docteur n’aurait plus d’importance ? Car Paris venait
d’être libéré, les troupes alliées avançaient vers le Rhin et les innombrables
armées russes roulaient comme des avalanches vers les marches de l’Est.
— Je ne le crois pas, répéta
Himmler.
Puis il haussa légèrement ses
épaules chétives et dit, au grand soulagement de Kersten :
— Ça m’est égal, je n’ai besoin
que de vous.
— Et vous pouvez être certain
que je
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