Les mannequins nus
espoirs. Nous nous concertions pour parer au plus urgent. Il s’agissait surtout d’essayer de faire porter malades quelques-unes de nos amies, car, au moins, elles resteraient quelques jours sans travailler.
— Un jour, je vois Tamara arriver à moi méconnaissable. Nous avions bien entendu parlé de chambres à gaz et nous savions que la grande cheminée devant laquelle nous passions tous les jours était alimentée par des cadavres, mais ces notions étaient vagues. Cette fois, Tamara était mêlée directement au drame. L’ordre était arrivé à l’infirmerie. Soixante-dix femmes devaient être choisies pour aller à la mort. Chaque doctoresse devait choisir cinq ou six victimes dans chaque salle. Tamara qui avait deux salles, devait condamner douze personnes à mort ! La première fois, elle ne put s’y résoudre, mais la deuxième fois, comme elle s’était aperçu que, devant son refus, les infirmières avaient choisi au hasard, elle préféra encore indiquer celles qu’elle savait perdues.
— Pour nos autres camarades, toujours aucun changement. Les seuls incidents notables étaient : une tête enflée par suite d’insolation, des jambes déformées, des panaris, mais l’usure grave s’accomplissait insensiblement. Chaque jour nous retrouvions nos camarades amaigries, vieillies, mais cela se passait, en général, sans à-coups. En dehors de ce souci de santé, nos rapports avec nos compagnes étaient souvent difficiles. Tout effort était pénible. Celui de se faire comprendre par gestes était irritant et cela créait des malentendus constants qui avaient pour effet une atmosphère d’inimitié.
— Et puis, nous étions si différentes de ces filles venant d’Europe centrale. Pas seulement par la langue, mais aussi par les habitudes, par les réactions, les sentiments. En particulier, nous ne pouvions accepter les coups que nous distribuaient nos codétenues sous le prétexte qu’elles avaient un brassard. Et je me souviens de Freddy (morte par la suite à la chambre à gaz à laquelle elle avait été condamnée comme sanction pour « organisation » (25) ), tombant à bras raccourcis sur notre chef de block qui lui avait donné une gifle. Cela produisit une grande « histoire » ; on rapporta cet acte de rébellion et cela finit par vingt-cinq coups de bâton sur le derrière. À cette époque, cette sanction était administrée avec un grand décorum. Toutes celles qui avaient été condamnées à être ainsi frappées étaient amenées à un emplacement réservé et les autres détenues appartenant à leur kommando ou à leur block, étaient obligées d’assister à l’exécution qui était administrée avec une force d’une sauvagerie inimaginable. Les malheureuses victimes souvent s’évanouissaient et étaient rappelées violemment à la vie avec brutalité afin de subir la punition complète. Toutes en sortaient dans un état épouvantable. Elles n’avaient droit à aucun soin et devaient reprendre immédiatement le travail.
— Toutes ces forces conjuguées nous exténuaient. Nous étions à bout. Une d’entre nous tenta de s’évader d’une colonne. Elle supplia qu’on la fusillât. Mais nos gardiens qui, déjà, envoyaient à la mort un contingent de femmes important, ne voulurent pas exaucer sa prière. Ils n’auraient pas été satisfaits s’ils n’avaient pas fait souffrir chacune au maximum. Elle fut rouée de coups, mordue par les chiens et dut continuer son martyre en portant au-dessus de son numéro un disque rouge qui la signalait à tous.
— Un jour vint où un remue-ménage extraordinaire agita le camp jusque dans ses entrailles les plus intimes. De toutes parts, on ratissait, on astiquait, on frottait, on faisait briller les vitres. Petit à petit, la rumeur publique nous apprit qu’on attendait la visite de Himmler. C’est alors que je sus que nous étions la propriété de ce grand chef. Les terrains que nous déblayions, c’était pour lui ; la soupe qui nous était si parcimonieusement distribuée, c’était à lui que nous la devions, les envois à la chambre à gaz, c’était lui qui les commandait. Il était le grand maître de tous les camps de concentration en Allemagne, mais Auschwitz, en plus, était sa propriété personnelle. Et voilà qu’il venait nous inspecter. Nous sûmes tout de suite que sa visite n’apporterait rien de bon, mais nous ne nous attendions tout de même pas au sort qui nous était
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