Les mannequins nus
transportaient le typhus. Nous ne savions pas encore ce que c’était, mais de tous côtés, les femmes perdaient la raison, déliraient, entraient dans un état de faiblesse, avec des douleurs intolérables et une sorte de paralysie. Il n’y avait absolument pas d’infirmerie pour les Juives ; alors, on voyait dans les camps, sur les routes, suivant les kommandos comme des bêtes hallucinées, des femmes qui n’avaient plus du tout l’aspect normal. Même dans nos blocks privilégiés où les plus malades arrivaient quelquefois à entrer au Revier, chaque matin au réveil on découvrait des voisines mortes pendant la nuit. Les plaies s’infectaient, les femmes ne pouvant plus supporter le contact du vêtement, déchiraient ou soulevaient leurs loques, pour laisser au moins la plaie à l’air. Et puis, surtout cette soif dévorante, qui anéantissait tout le monde, même nous qui pouvions boire dans la journée (de l’eau infecte, mais qu’importe !). J’avais pu me procurer une bouteille et chaque soir je la rapportais pleine d’eau. En cours de route déjà, je luttais pour ne pas la boire car le trajet était long et pénible, mais dès qu’on avait pénétré dans le camp, la soif était encore plus insupportable. Que dire alors de celle que supportaient les femmes qui n’avaient pas bu. Je me souviens de ces bras tendus, de ces femmes qui apercevaient ma bouteille : « Madâm » criaient-elles. « Wasser, Wasser ! » Je me souviens aussi d’un jour où je n’ai pas su résister et de la façon avide dont fut vidée ma bouteille et de la déception de mes camarades qui attendaient cette gorgée quotidienne, comme leur unique réconfort. Désormais, j’ai marché sur les corps de nos compagnes étrangères sans voir leurs bras tendus, sans entendre leurs prières, car j’espérais au moins sauver huit femmes tandis qu’il était évident que je ne pourrais pas en sauver 20 000.
— Hélas, même cette tâche fut au-dessus de mes forces car j’étais un insecte luttant contre un rocher. Le rythme de destruction par la mort lente n’était pas encore assez rapide.
— En cette année 1942, tout le monde entrait au camp, mais déjà à ce moment les vieillards et les enfants étaient supprimés par des piqûres. Souvent, des femmes enceintes accouchaient tant bien que mal au camp. Je ne savais pas ce qu’on faisait des nouveau-nés. Un soir, une Polonaise rentra au block avec un visage cadavérique. Elle avait été rendre visite à une camarade malade au Revier et comme c’était interdit, elle était sortie par une porte donnant derrière le block. Là, elle avait vu quelques « infirmières » détenues allemandes autour d’un grand baquet. Elles étaient en train de noyer des nouveau-nés.
— Le deuxième dimanche de notre séjour à Birkenau, alors qu’on espérait avoir enfin un peu de repos, le réveil a lieu comme à l’ordinaire. Nous sortons à l’appel, puis, après avoir rompu les rangs, au lieu de nous laisser regagner nos blocks, nous sommes dirigées de nouveau en rangs vers le grand portail. Là, quelques S.S. sont postés. Au fur et à mesure que nous passons, ils font sortir les malades des rangs ; celles-ci ne devaient pas sortir du camp et rester groupées là. Nous, nous sommes de nouveau disposées comme pour l’appel, dans un grand terrain vague qui se trouvait en face du camp. Nous restons là jusqu’à trois heures de l’après-midi, sous une petite pluie fine qui nous glaçait. Quand enfin nous sommes rentrées, nous avons eu la surprise de constater que les malades ne rentraient pas dans leur block d’origine, mais étaient toutes groupées dans un même block : le block 25 ! C’était l’inauguration de ce lieu où l’on attendait la mort. Tout de suite nous l’avons compris, malgré les affirmations que nous donnaient effrontément nos gardiennes. Ces monstres nous assuraient que les malades avaient été groupées pour être transportées à Lublin où elles seraient soignées ! Les condamnées aussi savaient le sort qui leur était réservé. Nous avons connu par la suite par deux rescapées (reprises plus tard d’ailleurs) cette atmosphère de femmes résignées, désespérées ou révoltées.
— À partir de ce jour-là, ce fut une chasse aux malades ou soi-disant malades. Dans les blocks, celles qui, absolument exténuées n’avaient pas pu sortir du camp pour travailler, étaient impitoyablement rassemblées et conduites
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