Les mannequins nus
réservé.
— Je me rends compte maintenant que sa visite était seulement motivée par le fait que le grand plan d’extermination des Juifs était au point et qu’il allait entrer dans la voie de la réalisation. Himmler venait seulement pour l’organisation de ce crime gigantesque. Sa tournée avait pour but de choisir l’emplacement où les malheureux qu’on n’aurait pu exterminer tout de suite ou dont on aurait à tirer l’énergie qu’ils apportaient des pays civilisés, pourraient être parqués. Il fallait prévoir l’emplacement des chambres à gaz pour la construction desquelles il était en pourparlers d’affaire depuis 1942. Il fallait modifier un peu la voie ferrée. Naturellement, tous ces travaux furent imposés aux détenus eux-mêmes.
— Quelques jours après cette visite mémorable qui laisse une trace encore plus noire dans une série de jours sinistres, on nous fait partir d’Auschwitz après l’appel sans nous laisser chercher nos trésors si péniblement acquis pendant ces deux mois (c’était en général, un chiffon pour nous sécher, une bouteille vide qui nous permettait de garder un peu de café pour parer à la soif de la nuit et de la journée, quelquefois un bout de savon ou une brosse à dents). Les Juives, elles, furent conduites directement du travail à leur nouvelle résidence. Les quatre kilomètres qui séparent Birkenau d’Auschwitz étaient encombrés par tous ces convois sinistres. Où allions-nous ? Pour combien de temps ? Que trouverions-nous ? Les amies qui, comme moi, se trouvèrent isolées dans un kommando, s’inquiétaient de savoir si elles retrouveraient celles qui étaient devenues pour elles plus que des sœurs. La route traversait la voie ferrée. Là, pour la première fois, nous rencontrâmes un convoi de vieillards et d’enfants. Ils étaient là, terrifiés, rangés cinq par cinq, chaque bébé sur les bras comptait pour un. Je me souviens de ce vieillard à barbe grise qui, au premier rang, s’appuyait sur un bâton. Et de ce petit garçon de deux ans et demi, en culotte de ski bleu marine. Juste comme le mien. Pour la première fois, je crois, j’ai réalisé vraiment ce qui nous arrivait et j’ai pleuré, car, on pouvait être sûr qu’il n’y avait pas de place dans cet enfer pour les vieillards ni pour les enfants. Le soleil commençait à baisser et s’engloutissait dans une féerie rouge dantesque. Il fallait marcher et bientôt on recommençait à penser à son propre sort. Mais où donc était ce nouveau camp ? Comment ne voyions-nous pas encore de cet horizon plat surgir des bâtisses capables d’abriter tout ce monde. Ce n’est qu’en arrivant que nous pûmes distinguer ces étables basses et ces baraques en bois sans orifices qui allaient être nos « maisons ». Cette arrivée à Birkenau fut effroyable. Un espace immense où étaient parsemées d’un côté du fossé les étables, de l’autre, les baraques. Nous qui étions privilégiées, nous fûmes dirigées vers les baraques. Il n’y avait encore ni lits ni couvertures. Nous dûmes nous-mêmes sans lumière, le soir même, assembler des planches pour construire des cadres sur lesquels nous parvînmes à nous entasser. Ce qui était le plus affreux, c’était cette impression d’être perdue dans ce grand espace. Nous ne savions pas que nous étions si nombreuses et chaque jour de nouveaux convois arrivaient. La symphonie destructive était bien orchestrée ; dès le jour de notre arrivée à Birkenau, les convois venant de toute l’Europe affluèrent. Il n’y avait pas une goutte d’eau dans le camp et pour les 2 000 femmes que nous étions environ, il y avait un lieu dit « cabinet » pour les « aryennes » et un autre pour les Juives. Comme je portais l’uniforme des aryennes, j’étais mise à la porte de celui des Juives et les aryennes me renvoyaient parce que je portais l’étoile juive. D’ailleurs il y avait toujours un prétexte pour être renvoyée, mais gare à celle qui, poussée à bout par la dysenterie qui nous torturait toutes, se soulageait dans un coin retiré. Quelle bastonnade ! Quand on arrivait à pénétrer tout de même, on trouvait une fosse rectangulaire ouverte, bordée d’un petit mur sur lequel on s’asseyait. Je me souviens avec horreur m’être retournée et avoir été stupéfiée par cette rangée d’anus qui excrétaient des matières d’aspect et d’odeur infectes. Dès le lendemain, malgré la
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