Les mannequins nus
ce trajet sur les routes pierreuses et poussiéreuses où les S.S. nous doublaient en prenant moins garde à nous qu’un automobiliste à une bande de volailles. Ce fut véritablement le début de notre calvaire, car la douleur aiguë nous réveilla de la torpeur qui nous engourdissait depuis la veille.
— Après avoir cherché les pelles et les pioches qui étaient nécessaires à notre travail, nous sommes arrivées enfin à un terrain vague qu’il s’agissait en principe d’aplanir, c’est-à-dire qu’il fallait piocher, accumuler la terre en tas. Même en bon état physique, un tel travail représentait pour nous un effort considérable, mais dans notre forme présente, soulever la pioche semblait être un geste au-dessus de nos forces. Et nous enviions nos camarades qui, au moins, avec leur bêche, n’avaient pas besoin de soulever un tel poids. Petit à petit, nos muscles se familiarisaient avec ce travail, mais le soleil s’est levé et devient cuisant.
— La soif se fait sentir, désagréable d’abord, puis pénible, harcelante maintenant. Des yeux nous cherchons un ruisseau, une flaque. À perte de vue, ce ne sont que terrains arides. Pourtant, perdue dans ce désert, à côté du chantier, il y a une maison. Une femme en sort, suivie d’un enfant en bas âge. Elle va étendre son linge dans la cour et cet acte familier nous relie soudain à la vie civilisée et l’angoisse et la révolte nous emplissent. Comment là, à portée de voix, il y a une habitation, une femme, une mère qui nous voit dans cet état, dans cette tenue invraisemblable, astreintes à ces travaux de force et elle ne bronche pas. Mais ce n’est pas possible ! Des idées folles me traversent l’esprit ! Elle va téléphoner à la Croix-Rouge, alerter le monde ! Mais non, c’est à peine si elle nous accorde un regard qui semble accoutumé à ce genre de spectacle et, tranquillement, elle sort ses pinces à linge et accroche des couches. Je crois la voir encore à travers les larmes qui embuent mes yeux sans jaillir, ce qui me soulagerait. Sans doute maintenant cette femme raconte-t-elle de l’air innocent que nous connaissons qu’elle n’a jamais su ce qui se passait à l’intérieur des camps de concentration !
— Une bonne gifle administrée par la sentinelle arrivée dans mon dos me tire de mes rêves et le travail reprend. Une, j’élève ma pioche ; deux, elle redescend, mais pas avec assez de force pour entamer le sol desséché. Il me faut reprendre mon souffle et l’air en entrant me fait ressentir la soif avec plus d’acuité. Là-bas, nos Kapos se régalent avec une bouteille de café. Piètre festin sans doute, mais il me semble enviable ! Et dire que là-bas, dans la maison, il y a sûrement de l’eau. Maintenant, cette oasis ne m’apparaît plus que comme un lieu de rêve où l’on peut étancher sa soif. Enfin, il est onze heures et demie, un coup de sifflet ; d’un coup, les instruments jonchent le sol, nous nous mettons en rangs, et nous nous acheminons vers le camp. Là, on nous groupe devant chaque block pour la distribution de la soupe, mais hélas, pas de café ! Et la soupe farineuse a dû mal à passer. Nous sommes bien fatiguées, mais il est interdit de s’asseoir et encore bien plus d’entrer dans le block où l’on pourrait s’étendre sur sa couchette ! D’ailleurs, il faut déjà se remettre en rangs et repartir pour le travail. De nouveau, il faut quitter nos chaussures que nous avions pu enfiler à l’intérieur du camp et notre martyre recommence.
— Les tas de terre qu’on nous avait fait accumuler à gauche sont maintenant transportés à droite et vice-versa, visiblement, la seule idée directrice consiste à nous exténuer au maximum. Le seul rendement pratique semble être l’extraction des cailloux. De temps en temps, une voiture à cheval conduite par un Polonais (j’entends encore son Dbr Dbr qui remplace notre Hue !) fait son apparition. Et alors quatre ou cinq d’entre nous sont désignées pour charger les voitures. Nous regrettons alors la pioche, car maintenant ce sont des fourches pleines de cailloux qu’il faut élever jusqu’au niveau des voitures. Au cours de la journée, le rythme de l’arrivée des voitures s’accélère, à la fin, nous sommes occupées d’une façon presque continue à charger les voitures. Au milieu de l’après-midi, nous recevons des visites. D’abord celle d’un officier S.S. qui arrive, caracolant sur
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