Les mannequins nus
police ou à cause de la police, le petit mur était recouvert d’excréments et le sol transformé en une mare d’urine.
— Le camp entier était jonché d’excréments, car comment demander à des femmes dysentériques de trouver le temps de sortir du coin où elles étaient entassées, de trouver la porte du block, de parcourir ensuite les trois cents ou cinq cents mètres qui les séparaient des W.C. surtout lorsqu’elles ne connaissaient pas le terrain et qu’elles se heurtaient partout à des pierres ou à des planches. Je me souviens de cette nuit pluvieuse où, à la quatrième fois que je dus sortir à bout de forces, je suis tombée. Je sens encore le contact de cette argile mouillée de laquelle il était si difficile de se dépêtrer. « Une chance que tu n’es pas tombée dans les matières », me répondit la gentille Polonaise à qui j’avais osé confier mes aventures nocturnes.
— Matin et soir, il y avait appel. Les S.S., eux aussi, étaient perdus dans ce grand espace et submergés par les nouveaux arrivages. Cela durait trois ou quatre heures chaque fois. Le matin on nous faisait lever chaque jour plus tôt, chaque soir nous nous couchions plus tard. On n’avait plus le temps de nous distribuer à manger. En dehors du travail, on passait tout son temps à l’appel.
— Le premier dimanche, il faisait un temps magnifique. Tout le côté aryen, le matin, fut consigné, car il fallait coltiner paillasses et couvertures. Si épuisant que fut ce travail, il était pour nous l’espoir d’un peu de confort. Les Juives s’étonnaient de n’avoir rien à faire. Je sais maintenant pourquoi il était inutile pour elles de s’installer. Puisqu’elles étaient toutes destinées à mourir ! Ce n’était vraiment pas la peine d’user des couvertures pour ces futurs cadavres ! À midi, tout le monde est libre et je me précipite pour essayer de retrouver mes amies. Par bonheur, j’en rencontre assez vite une, puis l’autre ; le petit noyau de huit Françaises que nous avions formé s’était reconstitué et elles avaient pu avoir une cage à lapins pour elles. Et Tamara, poussée hors de son lit malgré ses 39° de fièvre, par le désir de nous retrouver aussi, arrive, et nous avons vraiment un moment de détente. Je me souviens de Josette annonçant : « Puisque nous sommes tout de même arrivées à nous retrouver, tout est possible. » Hélas !
— Les bruits les plus extraordinaires circulaient. Plus la situation dans laquelle nous nous trouvions était dure, plus les rumeurs étaient optimistes. C’étaient mes camarades plus éprouvées que moi-même qui étaient les plus convaincues que cet état n’était que passager. « Nous étions maintenant dans un camp de triage d’où nous allions partir pour des directions inconnues, mais où sûrement les conditions seraient meilleures. À moins que l’on ne nous renvoie au camp d’Auschwitz nettoyé des puces qui pullulaient lorsque nous l’avons quitté. En tous les cas, cela ne durerait pas longtemps car ce canon (il y avait eu des exercices de tir la veille) était celui des Russes qui arrivaient. Et d’ailleurs, notre sort allait être amélioré dans un délai très bref puisque Roosevelt avait entrepris des conversations avec Hitler à notre sujet. Cela, c’était absolument sûr, une d’entre nous qui parlait allemand le tenait directement d’une Aufseherin (gardienne). (Ce n’était d’ailleurs pas rare que de tels espoirs fussent répandus par des S.S. chargés bien évidemment du découragement moral des détenus.) Et d’ailleurs, ajoutait notre informatrice, déjà les Kapos ont été réunies pour qu’on leur interdise de frapper leurs subalternes. » Hélas, moi qui habitais dans un bloc « aryen », j’avais entendu la circulaire que je m’étais fait traduire. On promettait au contraire à toutes ces filles de rues chargées de nous garder, des récompenses si elles maintenaient l’ordre parmi les Juives. On leur octroyait officiellement le droit de frapper et on leur distribuait pour cela des courroies de cuir afin que les coups soient plus efficaces.
— À partir de ce moment, l’orchestration de la mort donne en plein. J’ai dit qu’il n’y avait pas d’eau. Pouvez-vous imaginer ce que cela représente : 20 000 femmes parquées les unes sur les autres, soumises à un dur travail physique et absolument privées d’eau ? D’abord ce furent les poux qui, en se multipliant,
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