Les mannequins nus
marais.
Les choristes avaient chanté cette strophe en sourdine. Ils entonnèrent la dernière d’une voix tout à coup forte et rude.
Mais pas de plainte dans notre bouche,
L’hiver ne saurait être éternel,
Un jour nous crierons joyeusement :
Ô, ma maison je te revois.
Alors les soldats de Borgermoor
Ne marcheront plus
La bêche sur l’épaule
Dans le marais.
Le dernier refrain et le vers « Ne marcheront plus » furent chantés très fort et distinctement. Les camarades sortirent de leur stupeur. Lorsque le chœur reprit le refrain, neuf cents voix l’accompagnèrent :
Alors les soldats de Borgermoor
Ne marcheront plus
La bêche sur l’épaule
Dans le marais.
La représentation était terminée. Les prisonniers se retirèrent en bon ordre et par baraques dans leurs quartiers.
À peine étions-nous rentrés chez nous que quelques S.S. firent irruption dans la baraque.
— Dites donc, jeunes gens, c’est merveilleux ce que vous avez fait là.
Ils paraissaient sincèrement enthousiastes. La glace était rompue et les premières paroles un peu humaines furent échangées des deux côtés.
— Et le petit, qui a joué le Soldat du Marais ? C’était excellent, de premier ordre. Il pourrait se produire dans n’importe quel music-hall.
— Dites-nous : qui a écrit le Borgermoorlied ?
— Oh, il n’a pas été fait par un seul. Nous l’avons, pour ainsi dire, composé tous ensemble.
Nous ne voulions pas, par prudence, faire connaître l’auteur.
— Où est l’acteur ?
— Voilà.
Un S.S. me tira à l’écart et me dit :
— Ceci, entre nous, n’est-ce pas ? Tu ne veux pas me recopier la chanson ? Je voudrais la conserver pour moi et l’envoyer aussi à ma bonne amie.
Je le lui promis et j’ajoutais que je lui recopierais la musique. Mais en aucun cas, il ne devait montrer cela à la Kommandantur.
— Non, non je te le promets. Cela ne les regarde pas.
Le succès dépassait nos espérances…
Deux jours plus tard, la chanson fut interdite…
Mais les déportés des autres kommandos de Papenburg avaient déjà adopté le « chant ».
*
* *
— Dans (29) les années qui précédèrent la Seconde Guerre mondiale, il n’était pas rare que des détenus politiques soient condamnés à des peines de durée limitée. La peine purgée en camp de concentration, le condamné pouvait être libéré par les S.S. sous condition. Toujours suspects, les courageux continuaient la lutte contre le régime hitlérien, mais rarement pour longtemps. Dans l’ambiance de délation inouïe qui sévissait alors en Allemagne, ces valeureux combattants antifascistes retombaient dans les griffes de la Gestapo et cette fois pour longtemps. S’ils y échappaient, l’exil vers les pays étrangers restait, le plus souvent, la seule planche de salut. Ce fut le cas pour plusieurs rescapés de Borgermoor, notamment pour Wolfgang Langhoff, le co-auteur des paroles de « Die Moorsoldaten » qui gagna la Suisse…
— Un second rescapé de Borgermoor, dont le nom n’a pas été retenu, se réfugia à Londres vers la même époque où il rencontra un compositeur allemand connu, Hans Eisler, le musicien des tragédies de Bertolt Brecht. Ce rescapé, ayant chanté « Die Moorsoldaten » pour le compositeur, celui-ci reprit le chant et en créa une adaptation pour être, cette fois, chantée en public hors d’Allemagne.
— Eisler confia la composition à un compatriote de ses amis Ernst Busch, venu combattre dans les rangs des Brigades Internationales en Espagne. Busch, que de nombreux déportés français ont bien connu plus tard à Buchenwald où il fut interné après juin 1940, livré à Hitler par les traîtres de Vichy, aimait chanter les airs de son pays, il les propageait parmi les combattants de toutes nationalités des Brigades Internationales et parmi les Républicains espagnols. Par ce cheminement, de Borgermoor à Londres, d’Angleterre à Madrid et d’Espagne franchissant les Pyrénées, le chant des piocheurs du marais arriva à Paris dès 1936. C’est vers la fin de cette année, ou début 1937, qu’il entre au répertoire de la « Chorale Populaire de Paris » sous le titre que nous lui connaissons maintenant en France « Le Chant des Marais ». Il était alors chanté avec d’autres chansons célèbres à l’époque dans les milieux populaires, tels « Los quatros généralès » ou encore « Allons au-devant de la vie ».
— Hans
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