Les mannequins nus
pour ce faire, ils ont créé une organisation clandestine vigilante. Trouver en eux-mêmes, dans les circonstances précaires du moment et des lieux, les possibilités de résister, d’entretenir le moral : tel est le but auquel ils s’accrochent. L’histoire du chant prouve que l’imagination ne leur fit pas défaut. Selon une coutume toute militaire et bien allemande, les S.S. exigeaient que les détenus chantassent, même si l’envie leur en manquait. Il fallait chanter sur le chemin conduisant aux marais, à l’aller comme au retour, chanter encore aux appels du matin comme du soir. Le répertoire populaire allemand, en l’occurrence, ne fait pas défaut mais encore faut-il que le cœur y soit.
— Chanter quand on a le cœur lourd, chargé de peine, fait parfois surgir des pensées exaltantes. Ainsi naquit l’idée au sein de la fraternité de misère, de créer un chant qui serait celui de leurs souffrances et de leurs espoirs ; un chant qui serait le leur, celui de leur camp où il viendrait, comme un cri de ralliement, soutenir le moral de chacun. Le titre, déjà, en était trouvé, ce sera le « Borgermoorlied », le chant de Borgermoor. Piocher dans le marais, toujours piocher et espérer, espérer en piochant. L’idée fit son chemin et, pour suivre cette idée, l’entretenir dans les conversations fraternelles, sur le chemin, dans le marais, dans la baraque, sur la paillasse avant de s’endormir, c’était déjà, c’était encore soutenir le moral.
— Au lendemain d’une pénible nuit, au cours de laquelle les S.S. s’étaient livrés à une expédition punitive, que les détenus baptisèrent « la nuit des longues-lattes », un ouvrier nommé Esser proposa un poème en six strophes qui répondait aux souhaits communs. La forme laissait à désirer, pensait Esser qui soumit le projet à l’un de ses camarades versé dans les lettres : Wolfgang Langhoff. Celui-ci retravailla le texte et le modifia. Un troisième camarade, musicien, promit de composer couplet et refrain pour un chœur d’hommes à quatre voix. Et c’est ainsi que Rudy Goguel créa la mélodie désormais célèbre qui devint d’abord le « Borgermoorlied ».
Wolfgang Langhoff le « présenta » aux autorités du camp et à ses camarades déportés réunis sur la place d’appel.
— Camarades (28) nous allons vous chanter maintenant le Chant du Borgermoor, la chanson de notre camp. Écoutez bien et reprenez le refrain en chœur.
Le chœur commença, d’une voix lente et grave, à un rythme de marche :
Partout où porte le regard
On ne voit que le marais et la lande
Le chant des oiseaux ne nous réjouit point,
Les chênes sont chauves et rabougris,
Nous sommes les soldats de Borgermoor
Et nous marchons
La bêche sur l’épaule
Dans le marais.
Il s’était fait un profond silence. Nos camarades paraissaient comme pétrifiés, incapables de chanter le refrain qui fut alors repris par le chœur :
Nous sommes les soldats de Borgermoor
Et nous marchons
La bêche sur l’épaule
Dans le marais.
Ici, dans cette lande déserte
Le camp est bâti
Et nous sommes parqués derrière les barbelés
Loin de toutes joies.
Nous sommes les soldats de Borgermoor
Et nous marchons
La bêche sur l’épaule
Dans le marais.
Les colonnes partent le matin
Pour le travail dans le marais.
Elles bêchent sous un soleil de feu
Mais leur pensée est à la maison.
Nous sommes les soldats de Borgermoor
Et nous marchons
La bêche sur l’épaule
Dans le marais.
Quelques camarades commencèrent à fredonner le refrain à voix basse et mélancolique. Ils ne regardaient ni leurs voisins de droite, ni leurs voisins de gauche. Leurs regards s’en allaient, franchissant les barbelés, vers là-bas où la lande infinie touche le ciel.
Chacun languit après la maison,
Les parents, les femmes et les enfants.
Mainte poitrine se gonfle d’un soupir
Parce que nous sommes ici prisonniers.
Nous sommes les soldats de Borgermoor
Et nous marchons,
La bêche sur l’épaule
Dans le marais.
J’observais le commandant. La tête penchée, il gratait le sable du pied. Les S.S. se tenaient immobiles et silencieux.
Je regardais mes camarades. Plusieurs pleuraient.
Les sentinelles font leurs rondes.
Personne, personne ne peut passer.
La fuite nous coûterait la vie.
Le bourg est entouré d’une quadruple enceinte,
Nous sommes les soldats de Borgermoor
Et nous marchons
La bêche sur l’épaule
Dans le
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