Les mannequins nus
rendaient des services d’un autre genre. Nous savions déjà que le kommando était condamné. À l’aube, on nous chassait aux champs où nous travaillions longtemps après le coucher du soleil. La chaleur, le froid et la pluie usèrent nos forces. Seule la peur pouvait encore les animer. Le Rottenführer portant le prénom de Hans, avait le visage rose et gai d’un Espiègle, les oreilles d’une chauve-souris et le poing d’un boxeur. Son coup étourdissait ; en général, la victime ne se levait pas. Truda et Lora surnommée « Lorelei » à cause de ses beaux cheveux dorés et bouclés se mettaient à « ranimer » la prisonnière. Cela finissait toujours de la même façon : les râteaux servaient de barres.
— Ce jour-là, la chanteuse avait des mouvements plus lents, le reflexe affaibli. Elle ne s’aperçut pas qu’elle était observée. La diarrhée la fatiguait. Elle cessa de manger pour l’interrompre. Malgré cela la diarrhée durait toujours. Son malheur fut approfondi par le fait qu’elle n’avait pas encore appris à faire ses besoins là où elle se tenait debout. À Budy il était très compliqué de le faire. On était toujours surveillé par un garde qui restait debout près de la femme accroupie, regardait sa montre et avec un bâton administrait les coups sur le derrière nu. « Fais vite ! »
— C’était la sixième fois qu’il surveillait la chanteuse. Il ne la quitta pas de l’œil et compta. Il se plaignit à l’Espiègle. Un coup sur la tête et il la jeta par terre à quelques mètres de l’endroit où elle se tenait debout. Pourtant elle se souleva. En titubant elle se mit au garde-à-vous. L’Espiègle l’observa pendant un instant. Truda et Lora furent en alerte. Il dit : « Lève tes râteaux ! » Elle se pencha impétueusement, un vertige la jeta à genoux. Elle se leva. Il s’approcha. « Les râteaux, il faut les tenir comme ça et non pas comme ça. » Elle approuva de la tête. Il recula d’un pas. Elle se mit à râteler.
— Après le deuxième coup elle ne se releva plus. Il donnait des coups de pied à ce corps immobile. Par les bruits, nous reconnûmes où il frappait. La tête, le dos, les os des hanches. Toni, la troisième surveillante dit : « Maintenant ça va commencer. » Il y avait un peu de compassion dans sa voix. La gaie Toni ne participait jamais aux meurtres.
— Mais, le soir, la chanteuse revint encore au camp à pied. Elle le devait à la chaleur. Truda et Lora se trouvèrent un autre divertissement pour l’après-midi. Jusqu’au moment du départ duraient dans le bois les bacchanales avec les surveillants, grâce à quoi elles oublièrent la femme destinée à être abattue. Enfin, elles connaissaient d’autres occupations qu’elles préféraient à celle de tuer des femmes à coup de bâton.
— Pourtant, le lendemain elles se souvinrent de leur victime et dès le matin se mirent à la chercher. Il n’était pas facile de la retrouver. Elle n’avait été nullement marquée. Par miracle, protégeant son visage de ses bras, elle réussit à ne pas présenter à la vue de lésion visible. Il aurait fallu chercher les traces de coups sur le corps car il était peu probable de reconnaître la victime par les traits de son visage. La chanteuse avait les traits de nous toutes, enflés par la famine, gros et noircis comme les visages des Christ de douleur. Chacune de nous pouvait être prise pour elle. Nous nous en rendîmes compte. Truda et Lora épiaient parmi le kommando et examinaient attentivement chaque visage. Le cauchemar se prolongeait. Nous eûmes peur de nos regards. Ils furent pleins d’épouvante. Après quelques heures il y eut aussi du crime.
— Elles la rattrapèrent vers la fin de la journée. Elles se mirent tout de suite à l’œuvre mais ne réussirent pas à l’achever. La chanteuse revint à nouveau à pied au camp. Elle n’avait qu’une nuit devant elle. Une seule nuit encore. Elle le savait aussi bien que tout le kommando. Les paroles de la surveillante du block qui dit en lui jetant du pain : « Toi, tu n’as plus besoin de bouffer » ne firent que le lui confirmer. Pourtant, elle demanda ce pain. À voix haute. Comme si elle voulait que cela se fît tout de suite, avant la tombée de la nuit. Mais Truda et Lora n’étaient pas là et la surveillante du block, grosse et asthmatique ménageait ses forces. La condamnée eut donc son pain. Elle se mit à le manger voracement,
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