Les mannequins nus
s’adressa au kommando : « C’est une petite blonde. Cherchez-la ! » Je dis à la chanteuse : « C’est de toi qu’il s’agit. » Elle ne répondit pas. « Elle a chanté hier soir au camp. Qu’elle n’ait pas peur ! Le Rottenführer veut l’entendre chanter », rassura Toni. Alors je dis : « Tu devrais y aller. » Elle se leva donc et se dirigea là où l’Espiègle se reposait. Un instant après nous entendîmes son chant : « Ah ! Pour le charme de tes yeux qui brillent comme deux étoiles. »
— De tout ce qu’elle avait apporté à Montelupi, seule sa voix lui restait. Elle vibrait dans l’air sombre, profonde, irréelle en cet endroit. La première chanson finie, l’Espiègle demanda une seconde et une autre encore.
— Elle n’était pas encore sauvée. Truda et Lora ne renoncèrent pas encore. De nouveau tout le kommando reprit le travail. Elles tournaient toujours près d’elle en guettant le changement d’humeur du Rottenführer. Mais l’Espiègle prit du goût à ces concerts d’après-midi. Rouge d’avoir trop bouffé (notre saucisson cuit à la margarine complétait le déjeuner des S.S.) il s’étendit de tout son long à l’ombre, déboutonna sa ceinture et se mettait à écouter. De temps en temps, il soulevait son derrière pour pouvoir mieux péter. À chaque fois, les surveillantes criaient « Prosit ». Il lui arrivait aussi de s’endormir. Mais Sängerin ne pouvait pas cesser de chanter. Il se réveillait aussitôt et demandait : « Qu’est-ce que tu as, tu es peut-être fatiguée ? »
— Lorelei aux cheveux dorés fut la première à accepter cet état de chose. Après quelques jours elle s’adressa à la chanteuse en demandant : « Tu connais ça ? » Et elle fredonnait d’une voix basse et rauque : « Das, was du mir erzählt hast von Liebe und Treue das wae Lüge alles Lüge. »
Elle regarda en même temps Toni qui, devant tout le monde, se faisait peloter par le Rottenführer. La chanteuse ne connaissait pas cette chanson. Lora montrait son mécontentement : « Toujours ces chansons polonaises. » Truda ajouta aussitôt : « Elle pourrait pour une fois chanter quelque chose en allemand. » L’Espiègle entendit ses remarques. « C’est vrai » dit-il « elle devrait chanter en allemand ».
— Le lendemain, il n’y eut pas de concert. Le Rottenführer ne voulait pas écouter de chansons polonaises. La chanteuse fut renvoyée à sa place, le temps de repos raccourci. Le kommando reçut un ordre spécial pour cet après-midi-là.
— Au printemps on avait taillé la forêt et on avait laissé les arbres coupés sur place. Ils étaient là, enfoncés dans la terre jusqu’à la moitié de leurs fûts. Il fallait les soulever, transporter quelques dizaines de mètres plus loin et les ranger en toises. Tout cela les mains nues. Il n’y avait pas d’outils. À l’époque, le poids de Loulou qui était la plus grande et la plus forte de tout le kommando ne dépassait pas cinquante kilos. Les troncs avaient cinq, dix mètres de longueur. Ils glissaient des mains des prisonnières. Les femmes tombaient par terre. L’Espiègle rugissait, battait, donnait des coups de pied. Les surveillantes, Truda, Lora et la troisième appelée « la Vache » rugissaient, battaient et donnaient des coups de pied. (Quand, quelques mois plus tard, « la Vache » mourut du typhus exanthématique, les prisonnières de son kommando célébrèrent des actions de grâce.) La chanteuse portait le fardeau avec nous. Le chant lui évitait seulement de ne pas être battue. Et ce privilège aussi était peu durable. Maintenant Truda tournait de nouveau auprès d’elle. Voulant profiter de la fureur de l’Espiègle, elle essayait de la provoquer : « Tu devrais aussi travailler. N’est-ce pas ? » criait-elle regardant fixement le S.S. pour ne manquer un seul geste. Elle n’avait pas de chance. L’Espiègle se dirigeait vers un autre groupe où se produisait un brouhaha. Un tronc d’arbre était tombé sur la jambe d’une détenue alors qu’elle traversait une fosse. Sa jambe était cassée à deux endroits. Nous entendîmes le cri de la prisonnière. Puis, nous la vîmes traînées par les surveillantes dans des buissons. Elle continuait de crier et s’arracha à leurs mains en sautant sur un pied. (De loin, cela ressemblait à une danse populaire.) Tout à coup, l’Espiègle accourut vers elle et lui logea une balle dans la
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