Les mannequins nus
fit-il au kommando sans élever la voix.
— On nous permit d’entrer dans le block. Naguère, c’était une école. À cet instant on jeta dans les salles de classe des paillasses par terre, l’une près de l’autre. Nous nous empressâmes d’en prendre possession. À qui la meilleure ! Celles qui n’eurent pas la chance d’obtenir une paillasse montèrent au grenier. Au fond, elles eurent plus de chance. Elles étaient éloignées du bâton de la surveillante. Ce soir-là nous n’eûmes pas de pain. Notre kommando ne figurait pas encore dans le registre de Budy. Le repas, nous ne pouvions l’espérer que pour le lendemain, à midi. Nous nous collâmes à nos paillasses. La faim nous empêchait de nous endormir. Et de plus, avec le matin vint le froid. Aucune couverture ! Nous nous serrâmes, instinctivement afin de nous réchauffer. Le gong sonna, les surveillantes entrèrent en trombe dans la salle avant que notre demi-sommeil devint sommeil. Elles couraient sur les femmes couchées en tapant du bâton : « Levez-vous !… »
— Les meurtres continuaient et le kommando avait un peu de tranquillité. Lora et Truda étaient occupées dans le bois d’aunes. Elles en sortaient en sueur, poussaient quelques cris en direction de la prairie et de nouveau, disparaissaient parmi les arbres. À tour de rôle, l’une après l’autre, pour ménager leurs forces. Du bois nous parvenait des bruits semblables aux coups de fléau. Les alouettes chantaient au-dessus de la prairie. Il devait y en avoir beaucoup ; peut-être quelques centaines… Nous nous plongeâmes dans leur chant jusqu’à l’oubli. Nous nous disions « c’est la fin » quand l’un des assassins s’asseyait sur le banc et nous faisions semblant de ne pas entendre les gémissements, qui, de temps en temps, dominaient le chant des oiseaux. Tout notre être se révoltait, voulait courir vers ce bois, mais il fallait l’occuper et le calmer.
— Nous transportâmes l’assassinée au camp à la manière que nous avions observée chez les hommes. Les râteaux servirent de barres sur lesquelles nous déposâmes le cadavre. Cette montagnarde n’était pas encore morte. Elle gémissait. Le sang coulait de sa bouche ouverte. (Quand quelques années plus tard, ses enfants demandèrent de quoi était morte leur mère, je répondis d’une crise cardiaque. Ils furent satisfaits. Cela correspondait au certificat de décès provenant d’Auschwitz.) Nous crûmes qu’elle mourrait avant notre arrivée au camp. Lora et Truda circulaient autour de quatre camarades portant la malheureuse. Nous leur dîmes « Elle est morte » et nous priions pour qu’elle soit morte. Elle fut d’entre nous la première des victimes. Elle provenait d’un village montagnard. Elle était forte, elle supportait bien le travail épuisant et n’était pas sensible au froid. Elle avait une chance de survivre au S.K. Si seulement elle pouvait se passer de manger… Des trois pommes de terre qu’on lui avait données au déjeuner, trois étaient pourries… Elle se mit d’abord à sangloter, puis demanda à la surveillante Lola de les lui changer. Lola se précipita pour la battre. La femme du village montagnard la repoussa car elle était forte. Elle fut la première à être tuée. Elle fut la première d’une série.
— La chanteuse dit : « C’est elle-même qui est coupable. Se battre avec une surveillante ! » Dans cette phrase il y avait quelque chose de son ancien « c’est incroyable ». Il y avait de la folie dans ses yeux. Personne ne reprit la discussion. Nous voulions croire la chanteuse. Les suivantes à être tuées à coups de bâton ne protestèrent pas au moment où tomba le premier coup. Elles n’essayèrent même pas de se protéger. Leur sort s’accomplissait selon la loi du S.K. renfermée dans une seule phrase : « Provoquer pour abattre. » Le prisonnier ayant reçu le premier coup devait mourir. Le même jour ou le jour suivant on transportait au camp son cadavre.
— Notre chanteuse de Montelupi, ils la provoquèrent aussi. Cela arriva pendant la fenaison. C’était la troisième semaine de notre séjour à Budy. C’était le commencement de la fin. Les rations de famine d’Auschwitz furent réduites de moitié à Budy. Les surveillantes volaient inopinément la nourriture. Elles avaient de bonnes relations avec les S.S. Elles parlaient la même langue qu’eux. Elles partageaient leur butin avec eux et leur
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