Les mannequins nus
puis soudain cessa de le faire. Elle donna son pain à une prisonnière debout à côté d’elle et sortit du block.
— Elle se dirigea vers les fils barbelés, directement vers le garde. Au-dessus de la forêt le ciel portait encore les traces roses du jour, mais la forêt était déjà noire. Elle tourna son visage aux marques rouges vers la forêt. Avec ses deux mains elle s’accrocha aux barbelés, comme jadis dans la cellule. Oublia-t-elle, qu’à Budy les barbelés n’étaient pas branchés au courant électrique… Elle se mit à chanter. Comme dans la cellule de Montelupi. « Arrêtez-vous messieurs les chevaliers. Qui est-ce qui prendra mon cœur et le tiendra dans sa main, tra la la la la… » La Blockälteste sortit du block en courant, les surveillantes coururent derrière elle, leur bâton à la main. Elle continuait de chanter. La forêt rendait l’écho de sa voix. Le camp se remplit de plusieurs tra la la la. « Qu’elle chante ! » dit le garde avant que le premier coup ne l’attrapât. Les furies s’arrêtèrent puis retournèrent au block. Elle lui dit : « Monsieur le garde, elles veulent me tuer. » Il eut l’air de ne pas comprendre. Il commença sa ronde le long des barbelés. À son retour il la retrouva à la même place. Il dit : « Tu ne reviendras pas au block, tu resteras ici. » Le garde parlait mal allemand. Et soudain elle le reconnut. C’était le même Letton qui lui avait jadis conseillé de laver son visage avec de l’urine. Elle ne profita pas de son conseil. Elle s’approcha du block et s’accroupit devant un mur. C’est ainsi qu’elle passa la nuit.
— Le matin apporta du changement pour le kommando. La fenaison finissait et la moitié des gens pouvait se débrouiller avec ce travail. À la sortie du camp ou compta dix groupes de cinq personnes. Ceux-ci surveillés par Truda, Lora et un autre Rottenführer devaient aller à la fenaison. Le reste, cinquante prisonnières accompagnées de l’Espiègle, de Toni et d’une autre surveillante devaient creuser des fossés dans le bois. Truda s’aperçut tout de suite que la chanteuse n’était pas dans son groupe. Elle commença à examiner les groupes de Toni. Elle la trouva. « Tu viendras dans mon groupe » fit-elle. La chanteuse ne bougea pas. Truda lui saisit le treillis sur la poitrine et le tira. « Tu dois venir dans mon groupe ! » cria-t-elle. « Non », répondit la chanteuse. Truda sauta au milieu du rang bousculant d’autres prisonnières. Et alors Toni s’en mêla : « Elle restera près de moi » dit-elle. Truda ouvrit sa gueule et la boucla aussitôt. Le jour précédent profitant de ce que Truda et Lora étaient occupées à chercher cette peste de Polonaise, Toni fit l’amour avec l’Espiègle. Elle y passa avant les autres. Maintenant elle était devenue insolente. Truda recula. Ses yeux jaunes regardèrent le visage tuméfié de la chanteuse. « Nous nous rencontrerons encore. Et tu chanteras chez moi. »
— Elle n’eut pas l’occasion d’exécuter cette menace. Encore dans la matinée Toni informa l’Espiègle que dans son kommando il y avait une prisonnière qui était chanteuse. À midi, quand le Rottenführer prit son repas, la clairière retentit des cris de deux surveillantes : « Où est la chanteuse ? » Elle était couchée, le dos près de moi. Elle était presque morte. Le soleil pénétrant sous la peau montrait ce qui y était caché ; une masse de viande rouge. Le sourcil coupé et au-dessus, une enflure énorme comme le poing. J’ignorai si l’œil existait encore. Elle ne bougea pas quand les surveillantes l’appelèrent. Elle n’entendit rien. Elle ne s’aperçut pas que ces cris lui étaient adressés. Moi non plus. Je pensais à la fin de la journée et au fait que dans le camp, Truda l’achèverait. Le Letton ne sera pas de service cette nuit, et Toni ? Elle y était opposée par dépit, pour souligner sa nouvelle situation. Le soir, dans le camp elle accepterait de nouveau la loi du S.K. Enfin, elle appartenait au même groupe que les autres. (Laura était son « amie intime ». C’est par ce nom délicat que les allemands désignaient l’amour lesbien.) La chanteuse devait penser exactement la même chose. Elle était à bout. Elle l’était déjà le jour auparavant, quand elle avait donné son pain. Sinon, elle n’aurait pas dit non à Truda. C’est pourquoi maintenant elle ne réagissait pas aux cris.
— Toni
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