Les mannequins nus
nuque. Le cri cessa. Elle fut seule à être transportée ce jour-là dans le camp. Les autres, nous les traînions sous les bras vers le camp.
— Ce soir-là, dans un coin derrière les latrines, quelques personnes seulement se livrèrent à une action qui aurait dû être celle de se laver. Un litre d’eau dans un récipient qui nous servait en même temps d’assiette devait nous suffire. Après 9 heures on ne pouvait plus toucher au puits. Elles versaient de l’eau sur leurs mains, et faisaient leurs ablutions intimes. Le garde flânait derrière les barbelés. La vue de ces femmes écartant les jambes ne le dérangea pas. Nous, nous ne fûmes non plus gênées par sa présence. La chanteuse avait un grand mouchoir qu’elle garda sur elle en arrivant au camp. C’était un objet hors de prix ; il remplaçait le savon, l’éponge, la serviette de toilette et donnait plus de possibilités. Quand, dans le coin derrière les latrines il y avait une foule, nous étions obligées de faire la queue. On nous battait quand nous voulions nous laver dans un autre endroit. La chanteuse était plus indépendante grâce à son mouchoir. Elle l’humectait et pouvait se débarbouiller le visage et le cou là où elle était debout.
— Jusqu’à maintenant je ne connaissais pas Emma. Je ne savais rien d’elle. Quand elle s’accroupit à côté de moi son récipient à la main, je vis ses jambes couvertes de furoncles, des chevilles aux genoux. Je ne levais pas les yeux pour voir à qui appartenaient ces jambes. Je préférai ne pas avoir de connaissances parmi des gens que je porterais peut-être dans quelques jours sur les râteaux. (C’est à cause de cela que maintenant, quand j’écris, je me souviens de peu de visages. Il y a des jambes, des mains, des derrières mous, des seins flasques. Pas de visages. Mon monument d’Auschwitz n’aurait pas eu de traits, seulement des tibias, des troncs de corps et des squelettes.) Mais elle prit une autre décision. J’entendis quand elle s’adressa à la chanteuse : « Je peux vous apprendre quelques chansons allemandes. » L’autre ne réagit pas. Elle regardait effrayée son mouchoir qui s’était déchiré pendant le rinçage. « C’est une chance pour vous », insistait Emma. C’est seulement maintenant que la chanteuse la regarda. « Je n’ai pas de quoi payer » répondit-elle. « Ça ne fait rien, il suffît qu’ils sachent que c’est moi qui vous enseigne » répliqua Emma fiévreusement. Elle tenait à lui enseigner. Elles chuchotaient presque, mais les femmes groupées derrière les latrines entendirent. Elles croyaient que l’Espiègle devenait furieux car son divertissement quotidien lui manquait. Et elles se mirent à insister voulant que la chanteuse essayât.
— Je fus témoin de cette première leçon à cause de la diarrhée. Elle eut lieu dans les latrines. Les deux femmes s’y accroupirent dans le coin le plus sombre. Emma avait les mains tendues. Elle se justifia : « Ma mémoire est dans mes doigts. Je ne peux pas répéter une mélodie sans me rappeler le clavier. » Elle chercha quelque chose de simple pour que l’autre pût l’apprendre pendant une nuit. Cependant c’étaient des mélodies de Schumann, de Schubert et de Mozart qui revenaient sous ses doigts. Elle répéta une ou deux phrases et les abandonna, prise de panique. Le temps pressait. Le rayon de lumière tombant par l’orifice se glissait vers le milieu des latrines. Enfin, elle trouva : « Liebe war et nitch, denn du hast leider doch kein Herz. » Elle chanta toute la chanson. « Maintenant à toi ! Fredonne avec moi ! »
— Elles n’étaient pas seules. Plus de dix silhouettes étaient accroupies près du siège. La moitié du S.K. souffrait de la diarrhée. Gémissements, râles, bruits des intestins déchirés se mêlèrent au chant. « Es war ein Märchen, und Märchen sind nicht wahr… »
— Ce fut cette chanson que la chanteuse présenta le lendemain à l’Espiègle.
*
* *
À la fin du deuxième mois, le kommando disciplinaire regagna le camp principal. La chanteuse avait survécu.
Après le départ du kommando disciplinaire, Budy pouvait devenir la « ferme idéale » souhaitée par le commandant Rudolf Hoess. Le directeur des entreprises agricoles d’Auschwitz, le S.S. Obersturmbannführer Joachim Caesar, docteur en agronomie et véritable propriétaire des terres de Babice (élevage de vaches), Harmeze (volailles,
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