Les mannequins nus
l’idée d’économiser autant que possible la place pour dormir. Les charpentes à trois étages placées le long des murs et au milieu de la baraque, et qui fournissent des couchettes, remplissaient tout l’intérieur de la bâtisse, ne laissant entre elles qu’un étroit passage. Des traverses de bois divisaient la longueur des baraques en cages. Chaque cage était large et profonde d’environ deux mètres, et sa hauteur ne dépassait pas un mètre. Chacune d’elles devait contenir de cinq à sept femmes et, parfois on en entassait une dizaine et plus. À vrai dire, il n’y avait de place que pour trois si l’on voulait s’étendre plus ou moins librement sans bousculer sa voisine quand on voulait se retourner. Sur une surface de quatre mètres carrés, il n’est pas facile d’en placer plus. Et pourtant les blocks où l’on était obligé d’entasser de huit cents à mille personnes étaient tellement bondés que sept ou huit femmes couchaient dans chaque cage. Comme, d’autre part, le « rez-de-chaussée » touchait directement les briques du sol, on y pénétrait comme dans une niche de chien. On couchait sur des briques humides, on y était complètement privé d’air. Le dernier étage touchait au toit ; en hiver, il laissait passer l’eau, et, en été, ces dalles de ciment brûlaient les têtes. On avait pour toute literie des matelas en papier contenant un peu de copeaux. Il n’y avait que trois matelas au plus dans chaque cage et une couverture.
— Il y avait cependant des blocks, tel le n° 26, où habitaient les Françaises, où l’on ne donnait point de matelas. Aussi mille huit cents femmes y sont mortes en l’espace de trois mois.
— Pendant de longs mois, aucun éclairage n’existait dans les baraques. Quelques détenues plus anciennes réussissaient par des moyens connus d’elles seules à se procurer des bougies dont quelques-unes trop rares pour une surface aussi grande, laissaient à peine distinguer les contours de l’intérieur. On montait à la plus haute couchette en se servant des couchettes inferieures comme de marchepieds. On était terriblement à l’étroit. Il faisait sombre. On grimpait vers sa couchette en montant textuellement sur les têtes des autres. Il fallait organiser sur cette étroite couchette toute sa vie personnelle qui se réduisait d’ailleurs au manger et au sommeil. On était forcé de garder littéralement sous soi le manger et une partie des vêtements qu’on enlevait pour la nuit car vu la cohue et l’obscurité, il était facile de les perdre mais impossible de les retrouver. Ce sont nos sabots qui nous procuraient le plus de peine chaque nuit. On était obligé de les garder pleins de boue, sur nos lits, sans qu’on pût les essuyer ou les laver, et encore la peur d’en changer par erreur un seul chassait-elle le sommeil de nos paupières. Avoir un sabot changé cela voulait dire ne pas pouvoir le chausser, ce qui entraînait comme conséquences d’avoir les pieds nus et, ou bien de se présenter ainsi à l’appel du matin, ou bien de ne s’y présenter point ; dans les deux cas, l’affaire finissait par la mort. Pour nous, la nuit dans les baraques était constante, car nous rentrions du travail au crépuscule et nous nous levions toujours bien longtemps avant le lever du soleil.
— On ne peut s’imaginer l’atmosphère qui régnait entre les compagnes du même block dans de telles conditions qu’en se rappelant bien que nous étions en fin de compte des êtres humains à trois dimensions et non pas des planches. Comment se mouvoir, se vêtir, se déshabiller, manger, dormir, vivre en général, dans cet entassement de corps humains, dans ces ténèbres complètes ? Il était impossible de ne pas écraser le pied à quelqu’un, de ne pas donner un coup de pied à la tête en montant dans sa couchette ou bien en descendant de ne pas renverser l’écuelle avec le café sur la couverture, d’échanger un sabot qu’on ne distinguait pas au toucher. Fatiguées, éreintées, notre patience était limitée ; aussi, une atmosphère d’énervement régnait-elle toujours dans le block. Pour comprendre notre supplice quotidien, il faut s’imaginer ces conditions conçues pour que chaque moment nous rendit la vie elle-même intenable.
— Après une journée entière de labeur, de pluie, de froid et de boue, on ne pouvait considérer notre séjour dans la baraque comme un repos, mais comme un nouveau
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