Les mannequins nus
déliait nos mains mieux que les coups !… Elles étaient devenues informes. Il fallait tellement tirer sur la natte pour qu’elle soit solide que le tissu nous rentrait dans la peau et le clou auquel on accrochait la tresse nous traversait les doigts. Au bout de quelques jours, mes index étaient devenus énormes et gonflés de pus, en plus des crevasses causées par le froid et la dénutrition…
Vite, vite, au travail ! D’une main fébrile, je dénombre mon matériel. Rien. Il n’y a rien ! Ma voisine polonaise m’a volé ce que j’avais pu mettre de côté hier soir et je n’ai que quelques misérables morceaux de quelques centimètres. Comment faire du métrage avec cela ? Qu’importe ! Il faut essayer et j’accroche mes morceaux au clou… Maladroite que je suis ! Je me suis encore enfoncé ce clou dans le doigt, le sang coule. Tant pis !
Je prépare mes bouts de tissu avec les mauvais ciseaux que l’on m’a donnés, mais ils ne coupent pas.
Inutile de demander les siens à une de mes voisines : le refus est inévitable. Je déchire ; je mets les dents même dans cet amas d’ordures. Misère ! La tresse craque. Comment pourrait-il en être autrement ? Je regarde du coin de l’œil ma voisine. Elle a devant elle du splendide matériel et sa natte monte toute seule. Où a-t-elle bien pu voler cela ?… Mais voilà le matériel qui arrive. Les femmes se ruent, s’arrachent les morceaux, insensibles aux coups qui s’abattent sur elles. Moi je vais moins vite. Il ne reste rien. J’en pleurerais de rage. Mon métrage ! mon métrage ! vingt mètres ! Il faudra faire vingt mètres avant ce soir. Voici l’ober kapo. Elle parle. Je me fais traduire :
« — Espèces de cochonnes, de paresseuses, le Grand Reich en a assez de vous nourrir à ne rien faire. Ce soir un contrôle particulièrement sévère aura lieu et on prendra irrévocablement le numéro de chaque femme n’ayant pas fait vingt-cinq mètres. Allez ! travaillez ! Aucun matériel ne sera plus distribué aujourd’hui. »
Tout tourne autour de moi. Je vois ma voisine sourire, son rouleau de tresses est déjà gros mais la plupart des femmes se lamentent : où trouver le matériel ? Je pense à Line qui est dans la baraque voisine. Pourvu qu’elle y arrive ! Elle est adroite et vive ; peut-être y parviendra-t-elle. Moi, il ne faut même plus y compter… et les heures passent. Pour comble de malheur, je suis désignée pour vider les latrines. Charmant travail que nous faisons à tour de rôle. Cela fait perdre une heure au moins, et je reviens couverte de boue… et d’autre chose. Je reprends ma natte, l’ober kapo vocifère, elle passe dans nos rangs et examine notre travail. Tout à coup, elle aperçoit mon petit bout de tresse irrégulière. Elle éclate de rire, me dévisage, me voit crottée et sale… « Schwein » et d’un coup sec casse l’ouvrage.
Il faut tout recommencer avec rien. Il est au moins 1 heures de l’après-midi.
Je sens une main qui se glisse sous ma table, c’est Yvette, une petite Française employée au « abfalk » (ordures). Elle me tend, oh miracle ! une belle natte solide. Il y en a au moins 15 mètres. Elle sourit :
« — Je l’ai volée à une Polonaise, prends-la vite. » Je suis sauvée, mes voisines n’ont rien vu. Il faut maintenant continuer l’ouvrage, le compléter. Ma décision est prise, j’enlève ma robe et ma chemise. Une chemise en grosse toile rayée rouge que je portais depuis mon arrivée au camp. Elle est toute raidie par le pus qui coule de mon sein. Parfait, la tresse n’en sera que plus rigide. Je découpe la chemise et termine ainsi mon travail. C’est la robe maintenant qui collera après la plaie, mais c’est sans importance, ce qu’il faut c’est rester à la Weberei, ce qu’il faut c’est ne pas être dans les redoutables numéros appelés…
Un jour, une infirmière entre dans le block de travail. Elle fait un petit discours humanitaire qui se résume ainsi :
« — Le chef de la Weberei ne veut pas forcer les malades à travailler, bien au contraire… la production s’en ressent, il faut absolument que celles qui se sentent fatiguées se désignent. On les enverra dans des blocks de repos. De même, celles qui ont les doigts abîmés, doivent se soigner ; elles reprendront après leur travail !… »
Un silence de mort accueille ces paroles, pas une main ne se lève. Nous travaillons sans un murmure.
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