Les mannequins nus
femmes nerveuses dans un petit espace, c’est effrayant. Et ce bruit en toutes les langues paraît encore plus cacophonique. Au travail, c’est encore la même chose quoique ce soit plus atténué. La seule chose que j’apprécie dans l’appel, c’est le silence, silence d’ailleurs de plus en plus court, car il dure juste pendant que passe l’Aufseherin. Il y a aussi une autre chose très pénible : n’être jamais seule. Cela m’arrive seulement quand je vais au cabinet la nuit. J’y suis parfois seule et j’y reste pour jouir du silence et de la solitude. L’endroit n’est peut-être pas idéal mais nous sommes au camp et je n’ai pas le choix. On court un grand danger en sortant la nuit. Les S.S. tirent pour s’amuser sans avertissement.
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LES TRESSES
Links, links, links (70) … Oui, nous le savons, nous savons qu’il faut marcher en avançant d’abord le pied gauche avant de franchir la porte du camp, gardée par les S.S. ; nous savons qu’en passant devant eux, il faut dresser la tête du même côté, serrer les coudes au corps, et nous le ferons pour éviter les coups, nous le ferons sans même nous demander pourquoi ils exigent de notre troupeau famélique ce semblant de dignité, il y a maintenant longtemps que nous ne nous posons plus de question… Et nous passons. Nous prenons le chemin qui nous conduira au kommando comme chaque matin. Nous sommes 2 000. C’est beaucoup 2 000 femmes et sur la route cela forme un espèce de ruban, si les premières se retournent, elles aperçoivent les autres très loin derrière. Nous sommes toutes semblables, des automates dont le mécanisme s’appelle la terreur ; des squelettes habillés en haillons, tels les épouvantails que nos paysans dressent dans les champs.
Et pourtant, nous marchons quand même. C’est long 8 kilomètres dans l’eau et dans la boue. Nous sommes fin septembre et la boue a fait son apparition.
Elle s’installe pour l’hiver, envahissante. Elle colle à nos semelles crevées, pénètre jusqu’à nos pieds demi nus, et chaque pas nécessite l’effort de décoller le pied du sol.
L’appel vient de se terminer, il est environ 6 heures. Nos membres sont ankylosés, glacés de froid et d’immobilité, et nous marchons quand même avec cette curieuse impression que la mort seule pourrait nous arrêter.
Nous tombons aussi, bien entendu, mais immédiatement nous nous relevons, car il ne s’agit pas de perdre son rang dans la centaine de femmes à laquelle on appartient. Rester isolée sur ce chemin sans pouvoir rejoindre le groupe équivaudrait à la mort sous les coups du S.S. qui nous suit de loin accompagné de ses chiens. Il faut tomber le moins possible. Je ne suis pas encore tombée, je suis au kommando depuis un mois seulement et en dépit de mon épuisement progressif, je suis encore solide en comparaison des malheureuses que je soutiens.
Pourtant, en arrivant j’ai bien cru mourir…
Dès que nous avons été triées pour le travail, Jeannine et moi, nous avons été séparées et je ne l’ai plus revue… et moi qui me suis lancée dans l’aventure du kommando pour la suivre… un peu plus tôt, un peu plus tard… et j’ai été désignée pour le Weberei (tressage).
On m’a emmenée dans un block où il n’y avait strictement que des Hongroises et des Polonaises. Pas une seule Française.
Alors pour la première fois, les jours qui ont suivi, j’ai eu l’impression tragique de côtoyer la folie.
L’ambiance dans laquelle nous étions ne ressemblait à rien. Rien ne rappelait la vie. Les êtres avec lesquels nous vivions n’avaient rien de commun avec des êtres humains. J’ai tout essayé pour échapper à la démence : je me parlais tout haut pour entendre des sons français ; pitoyablement, lamentablement je sacrifiais souvent ma ration pour amadouer mes compagnes, pour obtenir d’elles un sourire, un geste de sympathie. Peine perdue. J’étais dans une coya de cinq femmes hongroises, déjà à la Weberei depuis quelque temps, et qui, grâce à leur « organisation » et à leurs relations avec des compatriotes mieux placées, étaient arrivées à être à peu près bien habillées et propres. Elles me virent arriver avec dégoût et fureur : d’abord, je prenais une petite place dans la coya déjà étroite et puis j’étais sale, je souffrais de la diarrhée et surtout j’étais Française. Elles me donnèrent une place contre la lucarne, si serrée que je cassais
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