Les mannequins nus
le carreau le premier soir. Je crus qu’elles allaient me tuer. Elles me dénoncèrent immédiatement à la blockowa qui ne daigna pas s’en mêler, faisant confiance à mes compagnes pour le châtiment. Elle ne se trompait pas… Elles me laissèrent devant la fenêtre, refusant ma part de couverture, exigeant que j’ôte ma robe chaque soir.
Transie de froid, je ne pouvais dormir. Ma diarrhée prit bientôt de telles proportions que je me levais dans l’obscurité presque toute la nuit. Chaque fois j’étais obligée de les réveiller puisque je leur marchais à moitié sur la tête. Elles hurlaient et me battaient.
Les W.C. étaient au moins à cent mètres du block. Pour y parvenir il fallait franchir des mares d’eau et de boue dans l’obscurité. Comme il fallait me lever plus de quinze fois, je décidai de ne plus me recoucher et je passai presque toute la nuit dans cet horrible endroit dans une demi-inconscience…
Bientôt je compris que je ne pourrai plus résister.
J’étais la seule femme à ne pas comprendre l’allemand, le polonais ou le Yiddish et personne ne pouvant me traduire les ordres, je ne savais jamais ce qu’il fallait faire et j’étais perpétuellement rouée de coups…
Pourtant, j’aurais tellement voulu tenir encore. Je savais que ma petite Line faisait partie du même kommando et j’espérais la rencontrer un jour. J’aurais voulu réaliser un espèce d’équilibre physique qui me permette de résister encore quelque temps. Pour cela il fallait avant tout que cette diarrhée s’atténue, manger mes rations régulièrement et dormir le peu d’heures de repos qui nous étaient accordées.
Je ne sais comment exprimer cet effort de volonté pour reprendre le dessus… Je serrais les poings, je répétais tout haut : « Je tiendrai, je tiendrai. » Malgré ma fatigue, je parvins à me laver un peu tous les matins avant l’appel dans les espèces de lavabos noirs et glacés. Je me forçais à manger mon pain. Je cessais de boire l’eau sale et terreuse. Je fis surtout un gros effort pour reprendre un peu de dignité vis-à-vis des horribles mégères qui m’entouraient. Elles cessèrent un peu de me persécuter.
Un soir, après l’appel, la blockowa fit sortir des rangs 50 femmes destinées à se rendre dans un autre block. Le sien étant trop complet (chaque block de la Weberei contenant environ 700 femmes, il y en avait donc trois qui réunissaient les 2 000 du kommando). Je fus désignée parmi les 50 et me réjouissais de ce changement qui ne pouvait être que favorable. On nous conduisit de nuit dans le block voisin. Au moment où la nouvelle blockowa allait me désigner ma place, j’entendis un cri de joie :
« — Françoise ! Françoise ! »
Je vis Line, Line qui, une fois de plus se trouvait sur mon chemin.
« — Nous sommes six dans la coya et presque toutes des Françaises, viens, nous ne nous quitterons plus. »
La blockowa, par bonheur, se désintéressa de la question et à moitié abasourdie de joie, je me trouvais assise dans la niche entourée de Line et d’autres Françaises.
« — Le block est très sale, je te préviens, il y a les poux… »
Que m’importaient les poux ! Je goûtais une espèce de quiétude. Je ne voulais plus savoir ce que serait demain. Je retrouvais instantanément ma lucidité et mon équilibre. Line traçait déjà son plan :
« — Au travail, nous serons séparées forcément, car ce serait trop de chance d’être dans la même baraque, mais tous les soirs après l’appel, nous nous retrouverons dans la coya, nous ferons la dînette ensemble, tu verras quelle belle vie ! »
« — La blockowa n’est pas tellement méchante et elle respecte les rations ; nous avons même trois ou quatre pommes de terre par semaine, ce sera merveilleux et, regarde, nous avons deux couvertures… »
Je dormis cette nuit-là mieux que dans le plus somptueux palace. Il faisait presque chaud, comparativement aux nuits précédentes, admirable relativité des choses !… et ma diarrhée cessa, cette fois-là, presque complètement… C’est avec des forces neuves que je suis partie le lendemain matin pour la Weberei.
Vais-je trouver les mots justes pour expliquer ce kommando. Une fois tous les vêtements récupérés, triés par les Canadas et expédiés en Allemagne, il restait forcément des vieux bouts de chiffon qui ne pouvaient servir : des uniformes usés, des vieux papiers même ; tout cela
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