Les mannequins nus
travailleuses se verraient privées de ces joies et sévèrement châtiées… Là, il va un peu fort ! Nos maris, nous savons que beaucoup d’entre eux sont déjà morts ou partis en transport. Pendant qu’il y est, pourquoi ne parle-t-il pas des enfants, ce serait complet !…
Mais que vois-je ! beaucoup de femmes pleurent en songeant à une réunion possible. Les folles, les folles qui croient, qui, déjà, s’affairent prêtes à tout, à voler, à tuer s’il le faut pour terminer le métrage demandé… Elles oublient que depuis que le monde existe le mot « teuton » est synonyme de mensonge abject. Ce n’est qu’une fourberie de plus. Ignoble, celle-là puisqu’elle spécule sur les sentiments humains encore si vivaces des pauvres esclaves, pour les obliger au maximum de rendement. J’avoue que je ne suis même pas émue. Quand ils menacent de mort : je les crois ; mais cette promesse-là, il faut en rire…
Nous sommes surveillées aujourd’hui par un Kapo féroce et sadique. Quand il commence à battre une femme, il ne peut plus s’arrêter. Il frappe en poussant des cris sauvages. Ce spectacle est effrayant. Je vois la brute s’arrêter devant Line qui est aujourd’hui à l’autre bout de la table. Il la dévisage, saisit la natte et tire. Je tremble. Elle a cassé. Il saisit Line par le bras et la traîne au milieu du block. Je claque des dents. Elle ne tremble pas. Elle le fixe. Elle est bien plus grande que ce misérable avorton. Après l’avoir injuriée, il commence à frapper de son poing fermé. Les coups tombent sur le petit visage, sur le corps amaigri. Il s’acharne. Il veut qu’elle tombe. Le sang coule. Un coup à droite, un coup à gauche. Line oscille tel un balancier, mais elle ne tombe pas ; elle ne pousse pas un cri ; c’est moi qui gémis tout haut ne pouvant plus supporter ce spectacle. J’étouffe. Que cela cesse ! Que cela cesse !
C’est fini ! Il en a assez.
« — Retourne à ta place. »
Line obéit, la tête haute. Son visage est méconnaissable, bleui, sanglant, tuméfié, mais sa démarche est ferme ; tous les regards la suivent, le Kapo aussi la regarde et murmure :
« — Françozen… »
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LE BLOCK 25
— Le block 25 (71) . Plus d’une camarade, de celles qui étaient à Birkenau en 1942, tremblera en lisant ce qui suit. Je ne sais vraiment comment m’exprimer pour décrire toute la terreur du block 25 dans les mois de juillet à décembre 1942 à Birkenau. Celui-ci était l’antichambre de la mort. C’est là que sont rassemblées les détenues après la sélection, que sont amenées les malades de l’hôpital et des autres blocks, celles qui ont commis quelque délit et celles qui ont les jambes malades ou légèrement enflées. Le block 25 était situé tout à l’entrée du camp et en face de la Blockführerstube afin que les Aufseherinen S.S. puissent l’avoir constamment devant les yeux. C’est là que se traînent les détenues qui frappent à sa porte avec le peu de forces qui leur reste. La porte ne s’ouvre que pour laisser passer les autos se dirigeant vers le crématoire avec sa charge de détenues. Ce seul mot « block 25 » nous donnait déjà l’avant-goût de la mort, et, rien qu’en le prononçant, nous avions dans la bouche le goût du gaz. Le block 25 était séparé des autres blocks par une clôture de barbelés. Le portail en bois, bien lourd, s’ouvrait rarement ; il était défendu aux détenues de l’approcher, et les chéfesses du block, à l’appel, ne faisaient plus leur rapport aux gardiennes S.S. sur les effectifs, car les détenues s’y trouvant n’étaient plus considérées comme des êtres vivants. Après chaque appel, c’est une procession triste, la gardienne en tête, menant les détenues en haillons qui traînent leurs pieds, l’Aufseherin S.S. fermant ce convoi sinistre. Ici, on ne nourrit plus les détenues, mais les chéfesses du block reçoivent une double ration. Dans la cour sont agenouillées ou étendues à même la terre des formes misérables : dans le bâtiment, les détenues sont couchées sur leur grabat. Il y règne une telle puanteur, émanant des corps non lavés et des excréments, que la tête tourne. Après chaque sélection, dans la soirée, nous approchions de ce block pour mettre un peu d’eau dans ces mains tendues à travers la fenêtre, barrée du fil de fer, pour transmettre ou recevoir un petit mot d’une mère à sa fille ou d’une
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