Les mannequins nus
sœur à sa sœur. Les détenues enfermées dans ce block se rendaient parfaitement compte que, de là, on les emmènerait à la chambre à gaz, et attendaient les autos quarante-huit heures sans manger ni boire. À quoi pensaient les détenues condamnées à mort en restant quarante-huit heures sans nourriture et sans boire ? Que le martyre finisse le plus tôt possible. Certaines attendaient comme une délivrance le fameux camion, inertes, apathiques, d’autres se révoltaient, sautaient du grabat, couraient au portail, le frappant avec leurs poings et criant : « Laissez-moi sortir, je veux vivre. » Il nous est arrivé souvent d’entendre les cris la nuit. Toutes les quarante-huit heures au mois d’août, toutes les vingt-quatre heures en septembre 1942, les gros camions arrivent à 11 heures au block 25. L’Aufseherin S.S. Dreksler, vêtue de sa blouse blanche, la cravache à la main, assistée du docteur S.S. Mengele, tous deux fumant des cigarettes après un déjeuner copieux, ordonne d’ouvrir le portail. La gardienne du block déshabille les détenues car leurs haillons misérables sont nécessaires pour d’autres, les prochaines victimes de ce même block. Deux S.S. jettent les détenues nues dans le camion, l’une sur l’autre, afin de le remplir le plus possible et ainsi d’un seul coup en finir. On charge sur ce camion deux cent cinquante détenues, puis, le camion rempli, on le ferme ; deux S.S. se mettent à côté du chauffeur et il démarre. En passant par le portail ouvert, un S.S. fait son rapport à la Blockführerstube (traitement spécial), rejoint la route, tourne à gauche et, par une chaussée bien battue, s’en va vers le crématoire. Parfois, j’entendais les sons de La Marseillaise, chantée par les Françaises qui se trouvaient dans le camion. Cette chanson de la liberté continuait encore longtemps à vibrer dans l’air, jusqu’à la disparition du camion. Une demi-heure après, le ciel rougit au-dessus du crématoire, et la fumée monte de la cheminée. Il ne leur fallait, à ces Kulturtrager, que trente minutes pour gazer et brûler deux cent cinquante femmes.
— La S.S. Dreksler et le docteur Mengele accompagnaient le camion du regard. Quand il disparaissait au tournant, ils se rendaient à la Blockführerstube pour manger et boire à la santé du Führer et à la prospérité du Reich.
— Vingt mille paires d’yeux de détenues accompagnaient aussi cette auto. Vingt mille détenues de différentes nationalités pensaient : « Aujourd’hui c’est ma camarade, demain ce sera moi. Mais si mon destin est de survivre, je me vengerai et je raconterai de quoi étaient capables des nazis. »
— Et tout cela arriva au XX e siècle.
*
* *
Anne-Marie Epaud longe le block 25 :
— Aux fenêtres (72) grillagées des grappes de condamnées aux gaz sont suspendues : « Voda, Wasser, de l’eau, Zutrinken. » Tous ces cris émeuvent Annette ; elle arrive à se réintroduire dans notre block et à rassembler quelques gouttes de boisson au fond d’un garnouchki (quart) et elle revient à la fenêtre. Elle tend à la première de ces pauvres femmes le récipient. Mais, dans l’allée, Hasse, qui avait fait la sélection du 10 février, se promène, l’empoigne et la fait entrer dans le block 25… Deux jours plus tard, le camion partait de jour pour le créma, emportant notre camarade au milieu des cadavres ; elle soutenait une autre Française, Line Porcher, qui attendait la mort depuis la grande sélection. Toutes deux chantaient la Marseillaise.
15
DANIELLE
Anne-Marie Epaud crie :
— Danielle, je te confie mon fils.
D’autres se tassent dans leurs genoux ; une trouve la force de plaisanter :
— Je suis comme Marie-Antoinette…
— Taisez-vous !
— Danielle, pense à aller voir mon mari.
— Danielle…
— Danielle…
Danielle, c’est la force, la volonté, le courage. Si une seule doit revenir, Danielle reviendra. Danielle racontera. Danielle luttera jusqu’à sa mort pour qu’une telle chose ne puisse jamais plus exister. Danielle c’est Danielle Casanova, chirurgien-dentiste, militante puis dirigeante des jeunesses communistes françaises, responsable de la publication de journaux clandestins pendant l’occupation, arrêtée alors qu’elle portait du charbon à Georges et Maïe Politzer en février 1942.
Auschwitz.
Une jeune doctoresse tchèque, Manca Svalbova regarde du côté de la porte que
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