Les mannequins nus
pas, avaient des contacts avec le camp des hommes grâce auxquels l’une d’elles eut la possibilité, privilège inouï qui tenait du miracle, de rencontrer ses deux jeunes enfants, une fille et un garçon de six à huit ans. Je n’oublierai jamais le regard de cette femme mise soudain face à face pour quelques minutes seulement avec ses deux enfants qu’elle n’avait pas vus depuis son arrivée et que sans doute elle ne revit jamais. Je ne peux oublier non plus le regard résigné et timide des enfants. Ils se regardaient, silencieux, bras pendant le long du corps, séparés par la crainte de la minute suivante. Il aurait fallu faire quelque chose, mais on ne pouvait rien faire. Je crois qu’ils ne se dirent rien, ils ne pleuraient pas, ils se regardaient ; puis les enfants partirent sagement sans opposer la moindre résistance. Peut-être espéraient-ils que ce miracle se reproduirait une fois encore.
Le rôle principal du médecin était le tri des entrantes après le départ matinal des détenues au travail. Les blockaltester avaient des consignes sévères pour les contraindre à aller travailler et usaient largement de la bastonnade pour décourager celles qui voulaient consulter. Seules celles qui ne pouvaient tenir debout, ou celles qui avaient des plaies importantes, étaient admises à aller à la consultation.
Notre rôle de médecin était fort pénible. Au block de chirurgie, notre chef s’en acquittait avec conscience et honnêteté, mais elle ne pouvait le faire qu’au prix d’une brutalité et de la mise en sourdine de toute sensibilité. En effet, là aussi les consignes des Allemands étaient strictes et la surveillance assurée par un système de délation facile à cultiver dans ce monde concentrationnaire. La plupart des malades étaient refoulées avec coups et injures, menacées d’être dénoncées pour tentative de sabotage du travail. Pour être hospitalisée, il fallait être pistonnée, c’est-à-dire connaître médecin ou infirmière, ou être recommandée par la blockaltester, sinon il fallait être mourant. Il n’était pas nécessaire qu’il y ait de la place car l’entassement ne connaissait aucune limite. La mortalité élevée assurait d’ailleurs un nombre de sortants suffisants pour admettre les entrants.
Après deux semaines de présence, je pus faire admettre ma sœur et après elle les déportées juives françaises de mon ancien block purent davantage avoir accès au block de chirurgie. Mais j’hésitais à donner ce conseil malgré l’immense désir des femmes à y entrer : en effet une fois admises, elles craquaient, perdaient toute énergie, leur moral était miné et trop peu d’entre elles sortaient vivantes. Éviter l’entrée, hâter la sortie, s’opposer à la demande était un aspect si redoutable que bien souvent j’ai souhaité cesser d’être médecin.
En effet, le médecin en place devenait pour les internées un personnage puissant, qui pouvait les sauver, du moins le croyaient-elles, ou les rejeter dans le camp. Le médecin basculait dans le camp des détenues au pouvoir : la blockaltester, Kapo, bref tous ceux, petits ou grands chefs, dont on sait à quel point ils furent chargés de la haine des autres détenues qui en venaient à oublier sinon préférer les S.S. qui, eux, n’intervenaient pas directement.
Ni à Birkenau, ni à Leipzig, ni à Taucha où je fus ensuite, je n’ai vu de médecins abuser de leur pouvoir ou se laisser acheter. Cependant il y avait un phénomène inévitable : la tentation devant la masse qui se présentait et qu’il fallait de toute façon rejeter dans sa presque totalité, de choisir l’amie, la sienne ou celle d’une autre, la compatriote, celle avec qui il était possible de parler, bref celle qui sortait de l’anonymat. Par contre combien il était difficile de leur refuser à elles l’entrée au Revier. Et ne sachant plus comment faire devant ces choix impossibles, médecins et infirmières réagissaient souvent agressivement, avec brutalité à l’égard de cette horde de suppliantes qui se présentaient à ce qu’il était convenu d’appeler « la consultation ».
Chaque dimanche avait lieu le contrôle des poux et de la gale. L’appel ce jour-là durait plusieurs heures. Il était suivi par le déshabillage intégral de toutes les femmes devant le block et le passage des médecins qui vérifiaient têtes et corps. Notre rôle était de dénoncer les « parasitées » dont
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