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Les mannequins nus

Les mannequins nus

Titel: Les mannequins nus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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co-détenue, qui lui brisa ses lunettes sans lesquelles elle ne voyait rien. Elle toussait, grelottait, transpirait, était couverte de plaies, mais n’arrivait pas à se faire admettre au « Revier ». Elle put y entrer enfin quand j’y fus. De ses mains squelettiques et moites elle s’accrochait à moi avec avidité, ne me laissant pas partir, me suppliant de lui dire et redire qu’elle n’allait pas mourir, qu’elle pourrait rentrer. Atteinte de granulie généralisée, elle devint sourde et aveugle avant de mourir, quelques jours avant que je quitte le camp.
    Que dire de cette jeune femme enceinte qui accoucha clandestinement dans ce block d’un magnifique bébé. Ici, notre patronne eut le courage de prendre la décision de tuer le bébé avec le peu de gardénal dont elle disposait, car si le bébé avait été trouvé par le médecin allemand qui passait chaque jour sa visite de contrôle, il aurait été jeté vivant avec sa mère dans le crématoire. Ensuite, il fallut faire disparaître le cadavre. Encore aujourd’hui, ma plume hésite à écrire cet épisode, comme mes lèvres à le prononcer mais, rares témoins survivants de ces horreurs, nous nous devons de témoigner.
    Du « Revier » chaque jour je voyais fumer le crématoire de l’aube jusqu’au crépuscule, et arriver les trains : un, deux, trois, quatre, jusqu’à sept par jour en cette mi-juillet 1944. Quarante wagons par train, deux cents déportés par wagon, soit trente à cinquante mille par jour à cette époque, dont quelques centaines à peine pénétraient dans le camp de plus en plus surpeuplé.
    Un soir de juillet, une fumée plus âcre qu’à l’ordinaire parvint jusqu’à nous, l’ambiance était plus lourde encore que d’habitude. J’appris bientôt le drame : le gaz manquant, les S.S. avaient ordonné aux kommandos du crématoire de creuser des tranchées, les enfants y furent jetés, recouverts de pétrole et brûlés vifs.
    Du « Revier », chaque matin, je voyais défiler de l’autre côté de la « strasse » ces colonnes interminables de femmes qui partaient au travail, des femmes qui n’en étaient plus, qui étaient transformées les unes en furies, les autres plus nombreuses en êtres qui paraissaient vidés d’âme, ralenties, au regard vide et stupide. À les voir défiler, je découvris avec consternation que mes camarades, dont je venais de me séparer, étaient aussi détériorées que les autres et je réalisais là seulement, à sa pleine mesure, ce qu’était Birkenau où nous étions en train de vivre et de mourir.
    Quand vous me demandez : « Vous médecin, qu’avez-vous pu faire ? » Je ne peux répondre que : rien, rien du tout, sinon favoriser l’admission au Revier de quelques camarades épuisées et les faire ressortir le plus vite possible ; être là près des agonisantes qui s’accrochaient à nous, qui nous imploraient, nous racontaient ce que fut leur vie, ce qu’elles voulaient retrouver, leur désir immense de revenir, et qui me semblait-il me suppliaient de rendre ce retour possible. Nous ne pouvions que bander ces plaies avec du papier, inciser les abcès sans matériel stérile, sans anesthésie. On ne pouvait qu’être là, à côté et avec, à se bercer des mêmes espoirs fous, à délirer avec elles et à faire des gestes qui nous rassurent.
    Médecin j’ai été à l’abri du froid et de l’épuisement, j’ai été mieux vêtue, un peu mieux nourrie. C’est comme médecin que j’ai quitté le camp fin août étant désignée pour aller dans un autre camp. Le fait d’être médecin a donc été un privilège formidable. Mais cela était aussi une épreuve insupportable tant par ce rôle à la fois officiel et absurde qui nous était donné et qui nous contraignait à repousser nos camarades ou à assister impuissante à leur agonie, que par un certain recul qui aiguisait notre conscience de ce qui se passait. Témoin impuissante, écrasée par l’immensité de ce fossé béant qui engloutissait ses victimes et qui nous séparait radicalement et à jamais du monde auquel nous avions appartenu, c’est comme médecin que j’ai ressenti au plus profond de moi et de façon lancinante l’impuissance, la déchéance et la mort.

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BLOCK 10 : LE REFUS D’ADÉLAÏDE HAUTVAL
    « — Nous vous serions reconnaissants, monsieur, de bien vouloir mettre à notre disposition un certain nombre de femmes, en vue d’expériences que nous avons

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