Les mannequins nus
embrassaient, tantôt ils nous couvraient de crachats et nous abreuvaient d’injures.
— La voiture traversait la ville d’Auschwitz. Ce que j’ai pu voir à travers les glaces grillagées me fit l’impression d’un monde irréel. Des hommes libres circulaient dans les rues, faisaient la queue, sortaient d’une église, entraient dans des magasins. Des ménagères, munies de leurs paniers, faisaient leur marché. Des enfants jouaient sur des places. Pas de Kapos, pas de bâtons, pas de triangles aux vêtements. Ce n’était pas possible, je devais rêver.
La voiture continuait à rouler. De temps en temps, les S.S. jetaient un coup d’œil à l’intérieur par la vitre. Ce spectacle semblait les amuser prodigieusement. L’un des fous, un vrai squelette, se masturbait sans arrêt. Deux femmes se serraient amoureusement l’une contre l’autre sur le plancher de la voiture. Un autre, un professeur de mathématiques polonais, démontrait éloquemment avec force gestes à l’appui, que le problème de la guerre se réduisait à une équation à quatre inconnues : X, Y, Z et Y, à savoir Churchill, Roosevelt, Staline et Hitler. Cependant, les autres fous gémissaient ou hurlaient. S’il m’avait fallu rester longtemps dans cette voiture, je crois que j’aurais perdu à mon tour la raison…
— Enfin, l’ambulance stoppa devant l’hôpital du camp de Buna. Des infirmiers vinrent nous aider à faire descendre les malades et à les transporter à l’intérieur. Nous passions devant la section de chirurgie quand brusquement une porte s’ouvrit… et je me trouvai en face de mon mari.
— À ma vue, il pâlit. Je restai comme interdite, incapable de faire un geste. Je le regardai, muette et notai combien il avait maigri et vieilli. Ses traits étaient tirés et ses cheveux gris. Le pantalon rayé de bagnard dépassait sa blouse blanche de médecin. Nous ne nous saluâmes pas, car il ne fallait pas que nos gardes pussent remarquer quoi que ce soit.
— Les malades furent alors introduits dans une salle d’expériences où, sous la surveillance d’un médecin allemand, on devait leur injecter un nouveau produit susceptible de produire un choc dans leur système nerveux. Les réactions étaient notées avec soin.
— Pendant que se déroulaient ces expériences et que nos gardes S.S., invités par le médecin-chef allemand, mangeaient et buvaient dans le bureau de celui-ci, je pus enfin rejoindre mon mari. Nous nous retrouvâmes dans un cadre qui nous était familier, celui d’une salle d’opération, au milieu du métal scintillant des instruments et dans l’atmosphère saturée d’éther et de chloroforme. Aucune comparaison entre le misérable hôpital de Birkenau et cet établissement somme toute bien outillé.
— Nous étions embarrassés tous les deux, ne sachant quoi nous dire. Tant de choses s’étaient passées depuis notre dernière rencontre ! Comment nous parler quand, l’un en face de l’autre, toutes nos pensées étaient pleines de notre terrible deuil. Nous avions tous deux sur nos lèvres le nom de nos fils, celui aussi de mes parents et de nos amis que nous avions vu mourir. Mais obéissant à un accord tacite, nous ne prononçâmes aucun nom.
— Ce fut mon mari qui, le premier, trouva des mots d’encouragement. En quelques phrases sobres, il me parla ensuite de sa vie et de la satisfaction qu’il puisait à soulager les souffrances de tant d’internés. Il était à sa table d’opérations du matin au soir.
— Puis il essaya à nouveau de me réconforter, me dit qu’il ne fallait pas m’abandonner, car nous avions encore une tâche à remplir dans la vie ; témoigner de tout ce que nous avions vu et contribuer, dans toute la mesure de nos moyens, à ce qu’enfin justice soit faite. Il me supplia enfin de ne plus risquer ma vie en essayant de le rejoindre à Buna. D’ailleurs, ajouta-t-il, ces transports seraient sans doute bientôt supprimés. Qui sait, celui-ci était peut-être le dernier.
— Il en était en effet ainsi, ainsi que je devais l’apprendre quelques jours plus tard.
— Comme le temps passait vite ! Déjà on ramenait les fous, complètement épuisés par les expériences, vers la voiture d’ambulance. Il me fallut les rejoindre.
— Une fois dans la voiture, je vis encore mon mari qui se tenait sur le seuil de l’hôpital, le visage crispé d’angoisse. C’est la dernière image que je garde de lui. Il devait être
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