Les mannequins nus
la blockaltester relevait le numéro. Celles qui avaient des poux de tête étaient rasées à nouveau ; les galeuses étaient condamnées à aller au block des galeux où la quarantaine était stricte, l’entassement abominable, vraie cour des miracles dont on ressortait difficilement. Que faire ? Il était dangereux de laisser le mal se propager, mais il était affreux de dénoncer les femmes qui supportaient aussi mal d’être rasées que d’aller chez les galeux. Nous évitions le plus possible de le faire, encore fallait-il se méfier de la blockaltester trop souvent d’humeur vengeresse. J’en ai connu une seule, lithuanienne qui protégeait tout son block et qui a eu le courage de me demander de ne désigner personne, prenant sur elle d’organiser dans le block un système d’épouillage qui permit à toutes les Lithuaniennes de garder leurs longs cheveux.
Quelques Françaises étaient hospitalisées et je pus m’en occuper un peu, ma collègue me laissait toute liberté pourvu que je ne l’encombre pas de ma vue. Je restais donc la plupart du temps dans la chambrée avec les malades, n’allant qu’exceptionnellement dans la petite salle de soins où se tenaient notre chef et les deux infirmières.
Il y avait cette femme, arrivée avec nous, et que je ne reconnaissais pas, bien qu’elle me dit qui elle était. Squelettique, sa jambe gauche était énorme, tendue, violacée, l’autre réduite à l’état d’un bâton. Notre chef l’amena hurlante, la bousculant parce qu’elle ne pouvait marcher. Étendue sur la table de soins, elle se mit à hurler d’une façon si intolérable que, avec le sang-froid qui la caractérisait, la doctoresse l’étourdit d’un direct à la mâchoire et, profitant de cette anesthésie, elle fit une large incision du mollet d’où sortirent des litres de pus noirâtre. Quand elle revint à elle, elle ne fut plus capable que de délirer. Elle parlait beaucoup et tint des propos incohérents jusqu’à sa mort. J’hésitais à refaire le pansement, mais le papier fut si vite imprégné qu’il fallait s’y résoudre. Je découvrais alors un membre envahi d’asticots. Heureusement la malheureuse était dans une demi-inconscience, mais bien des jours passèrent avant qu’elle ne quittât ce monde d’horreur.
Eva avait seize ans. C’était une petite Française aux cheveux noirs et bouclés qui s’était retrouvée seule au camp, son père et sa mère ayant été gazés à l’arrivée avec ses jeunes frères et sœurs. Elle était là depuis février 1943 et elle m’expliqua que de son convoi il ne restait presque plus personne. Elle me décrivit sa panique dans ce block où elle s’était soudain trouvée enfermée au cours d’une sélection, et comment par miracle elle avait réussi à apitoyer par ses pleurs la gardienne du block qui l’avait laissée s’échapper. Elle était bien malade quand je la connus, mais mon arrivée, je crois, lui apporta du réconfort car elle put enfin parler à quelqu’un et elle parlait beaucoup. Elle avait des œdèmes généralisés et je lui offris de la mettre à un régime sec, c’est-à-dire qu’elle ne boirait pas, ne mangerait pas sa soupe, et que j’essayerais de lui échanger sa soupe et son café contre des pommes de terre. Cela devint une de mes principales activités de médecin : parler aux malades qui comprenaient le français et échanger leurs maigres biens au marché qui, chaque jour, avait lieu pendant une demi-heure au moment où les déportées rentraient du travail. Toutes celles qui travaillaient à la couture, au Canada blanc et rouge (100) , à l’usine, aux épluches, volaient des biens et les revendaient contre du pain qui était la monnaie du camp. Il fallait faire vite et se méfier des coups bas que les détenues non juives avaient coutume de faire aux Juives : un croc en jambe et le temps de retrouver son équilibre on se retrouvait sans son précieux bout de pain. Ainsi, Eva parvint à se nourrir de pommes de terre et ses œdèmes fondirent. Elle était heureuse car elle se croyait sur le chemin de la guérison, mais elle n’en dépérissait pas moins.
Je pense aussi à Annette qui, en cachette de ses parents, avait eu l’imprudence d’aller au cinéma à Marseille. Elle fut victime d’une rafle et se retrouva ainsi, à seize ans, seule au camp. Elle relevait de pleurésie et tremblait de faire une rechute, ce qui ne tarda pas. Sa fin fut hâtée par la brutalité d’une
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