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Les mannequins nus

Les mannequins nus

Titel: Les mannequins nus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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et qui me soulagea à vrai dire autant que mes camarades, car il créait un lien avec les autres, alors que la souffrance aiguë de la faim, du froid, de la vermine et de l’épuisement physique nous recroquevillait en nous-même, source d’un mélange d’abrutissement, de repli narcissique, d’isolement et de haine qui, je le comprends aujourd’hui, était la maladie mentale des internés, maladie dont on parle peu, car je pense que nous l’avons vécue non comme une maladie, mais comme une dégradation honteuse dont il est trop pénible de se souvenir et de parler.
    Vers le mois de juillet, alors que notre convoi était déjà largement décimé par la maladie et la mort, mais encore regroupé dans le même kommando, une collègue polonaise du « Revier » ayant fait ses études en France, me conseilla de me désigner comme médecin. Elle m’assura que je pourrais ainsi faire admettre pour quelques jours ma sœur, dont l’état devenait inquiétant. Étant médecin, je pourrais sans doute obtenir à la sortie qu’elle soit versée dans un kommando moins dur que celui de terrassement. Ce fut donc dans le but d’essayer de nous tirer d’affaire toutes deux que la position de médecin m’était offerte et que je décidais de l’accepter.
    Aussitôt déclarée comme médecin je fus admise au « Revier ». Avant d’être affectée à un block, je fus oubliée quelques jours, m’endormis pour la première fois seule dans un de ces lits à trois étages, luxe fantastique dans ce camp où nous étions à l’ordinaire entassées à douze dans une coya. Je me réveillai trente-six heures plus tard.
    Je fus affectée au block de chirurgie. Une femme chirurgien soviétique aussi dure que courageuse y régnait, entourée de deux infirmières polonaises. Le block était tout en longueur : tout le long des deux murs et dans une travée centrale se succédaient des lits à trois étages. À un bout de la travée les quatre lits du personnel médical et infirmier ; à l’autre bout un petit carré de quatre à cinq mètres carrés était la salle de consultation et de chirurgie. En tout et pour tout nous disposions : de bandes de papier en guise de pansements, de pommades sans nom de diverses couleurs dont j’ai toujours ignoré la composition, de bistouris et de ciseaux, quelques pilules parfois. Dans chaque étage de lits étaient étendues, nues, tête bêche, deux malades sous une couverture unique. La vision de cette salle était une vision d’apocalypse : ces corps entassés nus, sales, d’une maigreur indescriptible, n’avaient plus de vivants que les yeux qui vous dévisageaient avec angoisse, et des mains qui, parfois, s’accrochaient à vous comme une bouée, comme pour se retenir de sombrer dans le néant. Quelques-unes arrivaient en meilleur état, mais alors la cohabitation dans ce lit avec une mourante dont les plaies suppurantes inondaient la couverture commune, semblait inexorablement entraîner la nouvelle vers une lente agonie. Il était interdit de se lever sauf pour aller aux toilettes, car si on était assez fort pour être debout, il fallait retourner au travail.
    Ce qui me frappait le plus c’était la lenteur de ces agonies, ces morts vivants n’en finissaient pas de mourir. Il n’était pas aisé de discerner les morts de ceux qui vivaient encore et les agonisants semblaient s’acharner à montrer qu’ils n’étaient pas morts.
    La pathologie du camp était extraordinaire et ne ressemblait à rien de ce que j’avais connu au cours de mes études. La moindre plaie s’infectait et se transformait en phlegmons qui envahissaient tout un membre ; la plupart des déportés avaient des plaies aux jambes incurables, très douloureuses, qui ne se cicatrisaient pas, s’étendaient lentement ; les gingivites, les ulcéro-colites, les dysenteries, tout prenait une proportion extraordinaire, envahissant progressivement le corps entier, transformant chaque personne, la rendant absolument méconnaissable.
    Je ne pouvais avoir aucun contact avec ma collègue soviétique, une force de la nature, de beaucoup mon aînée, et qui avait pour moi le mépris le plus total. Elle était très liée avec les deux Polonaises infirmières, jeunes filles douces et d’allure sympathique, mais qui m’ignoraient. Nous étions séparées par le mur du langage et aussi par l’espèce de mépris et de haine que les « Slaves » vouaient aux Juifs de l’Europe occidentale. Elles ne se quittaient

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