Les masques de Saint-Marc
vraiment surpris ou s’il faisait semblant.
— Dimanche soir, expliqua le commissaire, deux fossoyeurs sont venus chercher un cercueil à la gare avant de le ramener ici. Nous recherchons l’homme qui l’a transporté jusqu’à Venise.
Le père Silvestro leva les sourcils.
— Vous recherchez M. Montinari ?
— Vous le connaissez ?
À présent, c’était au tour de Tron d’être surpris. Son interlocuteur hocha la tête.
— Il est venu réserver un emplacement il y a une bonne semaine. L’enterrement a eu lieu lundi.
— Qui a pris part à la cérémonie ?
— Personne en dehors de M. Montinari et de moi-même, répondit le prêtre. Il n’a pas de famille à Venise.
— Et qui a envoyé les deux fossoyeurs l’accueillir à la gare dimanche soir ?
— M. Montinari m’a expédié un télégramme de Vérone dimanche matin pour me communiquer l’heure d’arrivée. Je les ai donc chargés de récupérer le cercueil.
Le père Silvestro semblait avoir recouvré son calme. Sa voix n’était plus aussi fluette et inquiète.
— Vous connaissez son adresse à Venise ? intervint Bossi.
— Il habite sur le campo San Giobbe. En face de l’église.
Puis se tournant à nouveau vers le commissaire, le prêtre ajouta :
— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ?
— Parce qu’on a commis un crime dimanche soir dans le train de Vérone et que nous recherchons des témoins.
— Vous pensez que M. Montinari pourrait avoir vu quelque chose ?
— C’est bien possible. Voilà pourquoi nous aimerions lui parler.
Le père Silvestro fronça les sourcils.
— Cette affaire a-t-elle un rapport quelconque avec le cadavre repêché devant le ponte dei Mendicanti ?
Le commissaire lui adressa un sourire poli.
— Nous n’en savons rien. L’enquête ne fait que commencer.
À ce moment-là, Bossi se manifesta de nouveau.
— Où se trouve la tombe ?
Le prêtre répondit par une autre question.
— Où avez-vous laissé votre gondole ?
— Devant le ponton face à la fondamenta Nuove, expliqua l’inspecteur.
— Dans ce cas, vous êtes passés devant. C’est la tombe toute fraîche juste à gauche en arrivant.
Tron avait en effet remarqué quelque chose de semblable.
— Vous voulez parler des planches recouvertes d’une couronne de fleurs ?
— Oui, dit le père Silvestro. La pierre tombale n’arrive que dans trois semaines. M. Montinari a tenu à s’en occuper en personne.
Au moment de prendre congé, le curé avait retrouvé sa tranquillité sacerdotale : il leur donna la main – quoique du bout des doigts, comme s’il venait de discuter avec deux hérétiques.
— Félicitations, Bossi ! lâcha le commissaire un quart d’heure plus tard, alors qu’ils étaient de nouveau assis dans la gondole. Votre hypothèse était la bonne. Le cercueil est bel et bien arrivé à San Michele.
Sur le chemin du retour, ils n’avaient certes pas vu le cercueil, mais ils s’étaient arrêtés devant la tombe en question – un trou caché par des planches où une couronne de fleurs se fanait.
— Je me demande à quelles déductions vous allez maintenant arriver, poursuivit-il. Pourquoi le tueur professionnel n’a-t-il pas détourné le cercueil, mais l’a-t-il expédié sur l’île des morts ?
Bossi, la mine renfrognée, garda le silence pendant un moment. Puis il demanda :
— Et vous, commissaire, quelles conclusions en tirez-vous ?
— Strictement aucune, répondit Tron en allongeant les jambes et en se calant dans les coussins. Je n’y comprends rien du tout.
La gondole s’écarta sur la droite pour éviter un bateau à vapeur grec qui était sorti de la sacca della Misericordia et passait justement sous le ponte dei Mendicanti. Il faisait un calme plat de sorte que la fumée qui s’échappait de la cheminée formait une colonne sale dans l’air humide.
— M. Montinari, reprit le commissaire, achète une concession à perpétuité il y a une bonne semaine. Ensuite il se rend à Peschiera où son père décède. Il revient à Venise avec le cercueil, mais se fait assassiner en chemin. Or, bizarrement, le meurtrier ne trouve rien de mieux que d’envoyer le cercueil à San Michele, comme c’était prévu à l’origine, et l’enterrement a lieu le lendemain en présence de Montinari lui-même, lequel devrait en principe être mort.
Tron secoua la tête et poussa un soupir.
— Une seule chose est sûre : ce n’est pas M. Montinari qui a été assassiné dans le train,
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