Les masques de Saint-Marc
puisqu’il assistait à l’enterrement lundi dernier.
— Qui était-ce, alors ?
— Quelqu’un qui se faisait passer pour lui, dit le commissaire. Dieu seul sait pour quelle raison.
— Et pourquoi l’a-t-on assassiné ?
— Je n’en sais rien. Cette histoire n’a aucun sens.
Tron se tourna vers la gauche et observa son subalterne.
— Quelle impression vous a faite le père Silvestro ?
— Quand il a ouvert la porte, il était paniqué. Vous avez remarqué le tissu sur le crucifix ?
— Oui, bien sûr.
— Les curés utilisent ce stratagème pour éviter que l’œil du Seigneur ne s’attarde sur eux, expliqua Bossi avec un air d’intense réflexion, c’est-à-dire le plus souvent quand ils se livrent à une activité pas très catholique.
— À quelle activité pas très catholique pensez-vous ?
— Mentir, suggéra l’inspecteur. Le père Silvestro avait quelque chose à cacher. Cela crevait les yeux.
— Et quoi ?
— Je n’en sais rien, concéda Bossi. Mais ne trouvez-vous pas louche qu’il ait aussitôt évoqué le cadavre du ponte dei Mendicanti ?
Le commissaire fit non de la tête.
— Pas du tout. Il en a sans doute entendu parler. Dans ces conditions, la question s’impose.
— Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Bossi.
— Vous avez une suggestion ? lui rétorqua son chef.
L’inspecteur prit une mine songeuse. Puis il proposa sur un ton hésitant d’aller au campo San Giobbe – même s’il se doutait qu’il irait rendre visite à M. Montinari tout seul. Tron se retint de sourire.
— Vous avez besoin de moi pour cela, inspecteur ?
Bossi reprit un air songeur, s’éclaircit la gorge et répondit :
— Pas nécessairement, commissaire.
— Dans ce cas, je vous suggère de me déposer au commissariat en chemin.
1 - Toutes les expressions en italique suivies d’un astérisque sont en français dans le texte. ( N.d.T. )
15
Boldù avait les moyens de se payer une gondole sur le môle ou à la Douane de mer, mais il choisit de prendre le bac sur la fondamenta Nuove. Le trajet en gondole aurait duré au moins une demi-heure. Après, le gondolier se serait sans doute souvenu de son visage. Il n’avait pas l’intention de commettre un délit. Néanmoins, il jugeait préférable de laisser aussi peu de traces que possible.
C’était la première fois qu’il se rendait à San Michele. Il n’avait encore jamais eu de raison de le faire – ni d’ordre professionnel ni d’ordre privé. Il descendit de bateau et gravit les cinq marches en travertin tout usées, une gerbe de fleurs achetée sur le rio dei Mendicanti à la main. Il affichait la mine d’un homme venu remplir son devoir pour une date anniversaire. Il portait la même redingote que dans le train quelques jours auparavant. S’il rencontrait un des hommes auxquels il avait remis le cercueil à son arrivée, celui-ci risquait de le reconnaître. Mais cette éventualité lui paraissait peu probable.
Il traversa le cimetière dans le sens de la longueur et s’arrêta quelques minutes sur la rive nord. Devant lui s’étendait le canal dei Marani avec l’île de Murano à l’arrière-plan. Sur le pont d’un voilier dalmate chargé à ras bord de bois à brûler, il distinguait les marins transis de froid. Au bout d’un moment, il rebroussa chemin et revint sur ses pas sans se presser. Il ne savait toujours pas comment s’y prendre. Il avait besoin de l’information, mais ignorait par quel moyen se la procurer. Soudain, il aperçut un jardinier dans l’aire orthodoxe. Son humeur s’éclaircit tout à coup.
Lorsqu’il remonta dans le bac pour rentrer sur la fondamenta Nuove, une demi-heure plus tard, tous ses problèmes étaient résolus. Il avait déposé sa gerbe sur la tombe d’un certain Angelo Crispi et – comme par hasard – il avait noué conversation avec le jardinier en train de tailler une petite haie de buis, deux tombes plus loin. Il n’eut même pas besoin de l’interroger pour apprendre que deux policiers étaient venus le matin même et avaient eu un entretien assez long avec le père Silvestro.
À la fin de leur bavardage, le jardinier lui avait appris un autre détail très intéressant. Il avait raconté que le lundi précédent, on avait repêché un cadavre sur la fondamenta Nuove, en face de San Michele pour ainsi dire, et que trois gondoles de police avaient interdit l’accès au quai pendant une demi-journée. Par réflexe, Boldù avait failli sortir son
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