Les masques de Saint-Marc
porte-monnaie pour lui donner un généreux pourboire. Après réflexion, il avait toutefois préféré s’en abstenir. L’information avait pour lui une grande valeur, mais le jardinier n’était pas obligé de le savoir.
16
Quand il ouvrit les yeux, Eberhard von Königsegg se demanda pendant quelques instants dans quelle ville et dans quel lit il se trouvait. À Vienne ? À Graz ? À Innsbruck ? Puis il reconnut le plafond jaunâtre parsemé de taches d’humidité, distingua le cordon de la sonnette au-dessus de sa tête et sut qu’il était à Venise. Cette découverte l’assomma tel un coup de massue.
Que s’était-il passé la veille au soir, après son arrestation ? Il se rappelait que les deux policiers s’étaient lancés aux trousses du professeur et que lui-même avait couru dans l’obscurité jusqu’au moment où il s’était retrouvé sur le campo Santo Stefano. Mais qu’était-il arrivé ensuite ? Compte tenu des circonstances, il paraissait plus que probable qu’il s’était accordé un petit remontant. Seulement, dans ce cas, où avait-il bien pu boire tant et tant qu’il ne s’en souvenait plus ? Et était-il rentré au palais royal seul ? Ou une patrouille militaire l’avait-elle ramassé dans une ruelle sombre ? S’il était revenu par ses propres moyens, il se demandait comment il avait pu passer la sentinelle et monter les escaliers dans son état.
D’ores et déjà, il savait que, quelle qu’elle fût, la réponse à ces questions obsédantes et impitoyables l’humilierait. Pourtant, le pire restait à venir : que se passerait-il quand l’empereur ouvrirait le coffre fort et constaterait la disparition du collier ? L’intendant en chef ferma les yeux et soupira. Non vraiment, avec une telle gueule de bois, il ne pouvait pas réfléchir à ces questions sans encourir le risque de voir son crâne exploser.
Ah, comme il aimerait être mort – mort et enterré à Venise ! S’être éteint en douceur, comme le crépuscule, peut-être après un dernier mot viril et militaire. Il redressa la tête avec précaution et constata, surpris, qu’il en était capable sans que son estomac se révulse et qu’une horde de ménades lui traverse le cerveau. Il rouvrit les paupières et se força cette fois à les garder ouvertes plus longtemps.
Il était allongé sur son couvre-lit, vêtu de la redingote dans laquelle il avait quitté le palais royal la veille. Les rideaux entrebâillés laissaient filtrer une pâle et froide lumière hivernale. Toute sa chambre semblait recouverte d’une pellicule grasse et grise. Un coup d’œil sur sa montre de gousset – qui n’avait pas disparu – lui révéla qu’il était presque deux heures. Avaient-ils déjà lancé des recherches pour le retrouver ? Et avaient-ils déjà compris quel trésor était tombé entre leurs mains ?
Les deux sergents avaient sans aucun doute prévenu le commissaire responsable du secteur dès le matin. Et bien entendu, le commissaire – Tron, comme il se le rappela tout à coup – en parlerait au commandant de police. Mais pas tout de suite. Ce Tron commencerait par enquêter, ce qui pouvait prendre un ou deux jours. Le général de division parvint à s’asseoir sur son lit, puis à poser les pieds par terre. Tout à coup, il savait ce qui lui restait à faire.
Tron, qui consacrait ses heures de loisir à la publication d’une revue portant le nom d’ Emporio della Poesia , se pencha sur les épreuves du numéro de décembre, ferma les paupières et inspira l’odeur incomparable du papier neuf et de l’encre fraîche. Un coursier lui avait livré la plaquette au commissariat. Il se réjouissait donc d’avoir laissé Bossi enquêter seul sur la piazza San Giobbe. Une tâche plus sérieuse l’attendait. Il avait décidé de publier le poème intitulé Dame élégante en première page, accompagné d’un essai critique qu’il avait rédigé pendant ses heures de service au café Florian . Comme d’habitude, le dernier tiers de l’ Emporio était réservé à la littérature allemande ou, plutôt, aux serviteurs autrichiens de Sa Majesté. Spaur ainsi que le commandant de place Toggenburg y occupaient depuis longtemps un espace important, mais désormais quelques beaux esprits de l’état-major et du quartier général de Vérone s’étaient joints à eux pour garantir à la revue des ventes confortables.
Tron, qui ne s’attendait pas à être dérangé, leva les yeux avec agacement quand
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