Les masques de Saint-Marc
et introduisit la bêche avec une extrême prudence – comme s’il craignait de réveiller un dragon. Puis il la retira d’un geste brusque en poussant un petit cri.
— Que se passe-t-il, inspecteur ?
— Il y a quelque chose à l’intérieur ! dit le jeune homme d’une voix apeurée. Quelque chose de grand et de mou.
Sans le vouloir, Tron, toujours accroupi au bord de la tombe, recula le buste.
— Et vous êtes sûr que ça ne sent rien ?
Son assistant hocha la tête.
— Dans ce cas, soulevez le couvercle !
— Pourquoi toujours moi , commissaire ?
— Parce que c’est votre idée, Bossi. En plus, je dois tenir la lanterne. Allez, pressez-vous !
La mince couche de zinc n’était pas lourde. L’inspecteur n’eut aucun mal à la retirer et à la poser à côté.
En se penchant pour examiner l’intérieur du cercueil, Tron faillit lâcher la lanterne de peur. Un tronc humain, sans tête, ni jambes, ni bras, était enveloppé dans un tissu clair et tendu à l’extrême.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Bossi en haletant comme un chien essoufflé.
— Quelque chose qui ne sera pas facile à identifier, déclara le commissaire avec calme.
Il s’agenouilla, prit appui de la main gauche sur le bord de la tombe et descendit la lanterne aussi bas que possible. Le buste était parfaitement lisse, sans le moindre pli ni le moindre creux permettant de reconnaître la forme originelle du corps. Cela lui parut bizarre. Il lui parut non moins bizarre que le tissu ne présentât aucune tache de sang séché, un peu comme si on avait vidé le buste avant de l’emballer. Tout à coup, il comprit. Il faillit éclater de rire.
— C’est un sac de sable !
— Un sac de sable ?
Bossi partit d’un rire chevrotant.
— Vous avez un canif ? demanda Tron.
L’inspecteur hocha la tête. Derrière lui, une petite bestiole gravit à toute vitesse le tas de terre fraîche. Compte tenu de sa nervosité présente, le commissaire jugea plus prudent de ne pas le lui signaler. Il dit : — Ouvrez le sac, Bossi ! Il ne va pas vous mordre.
L’inspecteur lui jeta un regard furieux et resta quelques secondes sans réagir. Enfin, il prit son canif dans la poche intérieure de son manteau, s’agenouilla près du cercueil et planta la lame dans le tissu. Un crissement se fit entendre. Bossi souffla avec soulagement.
— Qu’est-ce que je vous disais ? dit Tron en souriant. Et comme il n’y a aucune raison d’introduire du sable à Venise en douce , le cercueil devait contenir autre chose. Quelque chose qu’on ne pouvait pas transporter par la voie normale en raison des nombreux contrôles.
— Il y a de grosses taches noires dans le fond, signala Bossi sur un ton songeur.
— Elles sentent ?
— Non, commissaire.
— Essayez donc d’en gratter une ou deux. Cela nous éviterait d’avoir à transporter le cercueil. Vous avez un mouchoir ?
— Oui, bien sûr.
— Dans ce cas, déposez-y ce que vous arrivez à prélever, ordonna Tron. Nous le ferons analyser.
— Qu’est-ce que ça peut bien être ?
Le commissaire haussa les épaules.
— Peut-être un reste de la marchandise introduite en fraude, qui sait ?
— Une marchandise assez précieuse pour justifier un meurtre, ajouta l’inspecteur, pensif.
Il tourna la tête vers son supérieur.
— Qu’allons-nous faire maintenant ?
— Il faut d’abord établir de quoi il s’agit, répondit le commissaire. Vous apporterez le prélèvement à M. Pescemorte dès demain matin. Ensuite, nous verrons bien.
23
Le petit déjeuner qu’Eberhard von Königsegg avait commandé au café Quadri s’appelait Petit déjeuner de dragons hongrois . Il coûtait un demi-florin et se composait de deux sandwichs au jambon, de deux petits pains au poisson, de trois œufs à la coque, d’une grande tasse de café noir comme la nuit et d’un double verre de schnaps. Le général ne savait pas ce que les dragons hongrois mangeaient chez eux, mais, de toute évidence, ils n’aimaient pas beaucoup le café au lait et la confiture.
Quoi qu’il en soit, ce petit déjeuner semblait jouir d’un grand succès auprès des officiers de Sa Majesté. Königsegg partageait sa table avec deux d’entre eux, deux maigres lieutenants des chasseurs croates stationnés à Venise, qui avaient posé sans gêne leurs sabres contre le mur et discutaient à voix haute. L’un d’eux trempait même son petit pain au poisson dans le café ! Le général de division se demanda si
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