Les masques de Saint-Marc
hommes assis près de l’estrade, que le général n’avait pas encore remarqués. Parfois, on joue pour de belles sommes.
— On parie sur le vainqueur ?
— Ou sur le rang. C’est comme vous voulez.
Andreotti se hissa soudain sur la pointe des pieds tandis qu’un murmure parcourait l’assemblée. Königsegg nota que les trois sous-lieutenants des chasseurs croates interrompaient leur conversation pour grimper sur des chaises.
— Voilà le premier chien ! s’écria Andreotti.
À nouveau, les spectateurs de l’autre côté de la piste se reculèrent pour libérer le passage. Un homme vêtu d’une redingote à carreaux et d’un haut-de-forme noir, une courte pipe entre les lèvres, tenait en laisse un chien pas très grand, mais massif. Il s’arrêta pour échanger quelques paroles avec l’arbitre et le dresseur. Puis ce dernier s’écria :
— Topolino !
Une petite trappe qui avait jusque-là échappé au général s’ouvrit dans la palissade. Aussitôt, le chien noir répondant au nom de Topolino se retrouva sur la piste, face à face avec les rats qui s’étaient enfuis à l’autre extrémité de l’arène et émettaient des sifflements stridents.
Königsegg n’avait encore jamais vu un chien pareil. C’était une machine de guerre à poils, en chair et en os, avec une tête énorme, disproportionnée, et de petits yeux fendus. Son poitrail puissant et les muscles de ses pattes avant regorgeaient de force. Quoiqu’il atteignît à peine la hauteur d’un genou, il avait l’air féroce et dangereux. Le général s’était attendu à ce qu’il se rue sur ses adversaires. Or il n’en fit rien. Au contraire, il s’avança à pas lents. Une fois au centre de la piste, il jeta un regard à la ronde et poussa un aboiement bref et sourd. Puis il s’assit sur son arrière-train et entreprit de se lécher les pattes postérieures en toute tranquillité.
— Qu’est-ce que c’est comme chien ? demanda l’intendant en chef.
— Un manchester-terrier, répondit son guide. Il pèse trente livres et en est à son douzième combat. Il met environ quatre secondes.
Puis, après une courte pause, il ajouta :
— Le temps ne court qu’à partir du moment où il s’élance.
— Que fait-il là ?
— Il se nettoie pour se mettre dans l’ambiance. Mais attention, ça va bientôt commencer !
Königsegg remarqua que le chien se baissait petit à petit vers l’arrière. On aurait dit qu’il tendait ses muscles à la manière d’un ressort. Tout à coup, il fit un bond élégant et atterrit devant un rat marron foncé. Il avança la tête à la vitesse de l’éclair, referma sa mâchoire, secoua la bestiole de gauche à droite, puis la laissa tomber par terre.
La sciure jaillissait comme des jets d’eau, la cloche tintait, les spectateurs applaudissaient et scandaient son nom : « To-po-li-no ! To-po-li-no ! » tandis que le chien effectuait son travail avec un savoir-faire quasi professionnel. Il mordait, secouait, lâchait, mordait, secouait, lâchait. En même temps, pensa le général, il possédait une élégance de danseuse et ne faisait aucun bruit, contrairement aux spectateurs criant à tue-tête et aux rats qui piaillaient de panique.
Au bout d’une minute et demie environ, le combat était terminé. Topolino reprit sa position initiale et se lécha les pattes de derrière avec l’innocence d’une petite souris, comme s’il ne s’était rien passé. Un homme s’avança dans l’arène avec une planche et deux tréteaux. Après avoir installé une sorte de table, il se mit à ramasser les cadavres et à les aligner sur la planche comme un tableau de chasse, sauf qu’ici il ne s’agissait pas de lièvres ou de faisans.
Quand il eut fini, le barbu descendit de l’estrade et donna un petit coup à chacun des rats, comme le voulait le règlement. Aucun ne tressaillit, aucun n’essaya de s’enfuir avec l’énergie du désespoir. Tous étaient morts. Alors la cloche retentit et les yeux se tournèrent vers l’arbitre. Ce dernier leva la main et attendit de jouir de l’attention générale pour annoncer :
— Une minute et quarante secondes !
Le public hurla de nouveau à pleins poumons et scanda le nom du chien : « To-po-li-no ! To-po-li-no ! ». Königsegg eut du mal à se retenir de les imiter.
— Il a mis en moyenne cinq secondes par rat, expliqua Andreotti.
— C’est bien ?
Le général s’essuya le front, non à l’aide d’un ridicule mouchoir parfumé
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