Les masques de Saint-Marc
ridicule. Pour elle, il s’agissait forcément de l’assassin et de sa victime.
Königsegg, le présumé meurtrier, esquissa un sourire apaisant. Il dit :
— Signora , pourriez-vous… ?
Hélas, la signora n’avait aucune envie d’être apaisée. Elle poussa un cri perçant, laissa tomber le panier et tourna les talons. Puis elle s’enfuit en hurlant ; le général entendit la porte claquer. Il s’apprêtait à dire : « Signora , pourriez-vous prévenir le commissariat de police, s’il vous plaît ? » Ce n’était plus la peine. Il baissa le bras, enclencha la sécurité et posa son revolver sur la table. Ensuite, il s’assit sur le bord du lit pour attendre la police. Et, préférant ne pas voir le corps du professeur, il ferma les yeux.
1 - Système défensif autrichien centré sur les places fortes de Peschiera, Mantoue, Legnago et Vérone. ( N.d.T. )
24
M. Pescemorte, propriétaire de la Pharmacie Saint-Marc , un homme à la tenue soignée, dont le crâne chauve faisait ressortir les oreilles décollées, avait poliment refusé le café et les baicoli 1 que Tron lui avait proposés. Il avait même fallu le forcer à s’asseoir. Sans doute, songeait le commissaire, aurait-il préféré tenir son discours debout. De fait, il parlait sans interruption depuis un quart d’heure. Seulement, comme il établissait ses rapports de police occasionnels à titre gratuit, il eût été maladroit de lui demander de se presser et d’en venir (enfin !) à la conclusion.
— Il n’est donc pas difficile de prouver la présence de salpêtre et de soufre, déclara-t-il sur un ton qui laissait espérer l’amorce de la péroraison. La nature de ces substances ne fait aucun doute. Quant au carbone, je me suis déjà exprimé à ce sujet tout à l’heure.
M. Pescemorte était connu pour ses postillons. Instinctivement, Tron s’était reculé sur sa chaise pour tenter d’échapper aux fines gouttelettes de salive qui jaillissaient de sa bouche. Mais le plus troublant restait que le pharmacien ne l’avait pas regardé une seule fois pendant toute la durée de son exposé. Ou bien il tenait les yeux rivés sur ses notes ou bien il fixait le portrait de l’empereur accroché derrière le bureau du commissaire.
— Il s’agit donc d’un mélange de soufre, de salpêtre et de carbone, annonça-il d’un ton solennel.
Cette information faisait toujours fichtrement penser à un cours de chimie, se dit Tron qui n’avait jamais brillé dans cette matière. Il garda le silence pour laisser au pharmacien l’occasion de poursuivre son raisonnement. Mais celui-ci se tut et jeta un coup d’œil à la lithographie, comme s’il attendait un commentaire du souverain en personne. Ce fut Bossi qui finit par rompre le silence.
— Bref, de la poudre, dit-il.
M. Pescemorte inclina le chef.
— C’est exact, inspecteur.
Hein ? Quoi ? Tron reposa soudain dans la soucoupe la tasse de café qu’il tenait à la main. Son assistant avait-il prononcé le terme de « poudre » ? Oui, en effet. Il suffisait donc de mélanger un peu de soufre et de salpêtre à la cendre d’une chaufferette pour obtenir une dangereuse bombe ? « Quelle idée angoissante ! » songea-t-il. Le plus angoissant restait pourtant que quelqu’un avait importé à Venise tout un cercueil rempli de poudre. Il toussota.
— Vous êtes sûr, monsieur Pescemorte ?
Un court instant, il craignit une réaction indignée de la part du pharmacien, mais celui-ci parut au contraire se réjouir de la question. Il sourit au portrait de l’empereur.
— Si vous le souhaitez, proposa-t-il à François-Joseph, je peux vous le démontrer.
Il sortit un petit sachet en papier de la poche de sa redingote et se pencha au-dessus du bureau. Puis, sans demander la permission, il s’empara de la soucoupe, y versa un peu de poudre noire et l’alluma. Une flamme vive s’éleva aussitôt tandis qu’une fumée gris clair à l’odeur irrespirable ondulait au-dessus de la petite assiette. M. Pescemorte sourit, fier comme un prestidigitateur à la fin d’un tour de passe-passe.
— Le rapport entre les composants varie en fonction de la finalité, expliqua-t-il. On distingue la poudre de chasse, la poudre de revolver, la poudre à canon et la poudre explosive. Ici, il s’agit d’une poudre contenant une quantité moyenne de salpêtre. C’est ce qu’on appelle de la poudre explosive.
Tron trouvait l’expression de poudre explosive encore plus angoissante que le
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