Les masques de Saint-Marc
seulement ils savaient l’allemand et s’ils ne passeraient pas du côté de l’ennemi à la première occasion. S’il avait été en uniforme, ces deux malotrus n’auraient jamais osé s’asseoir à sa table. Mais là, il était obligé de supporter leur présence car ils le prenaient pour un civil.
Ce jour-là, le Quadri , café favori des officiers autrichiens, semblait encore plus recherché que d’habitude. La moitié des tables étaient occupées par des militaires, toutes les armes étaient représentées. Sans doute cette affluence avait-elle un rapport avec la visite prochaine de l’empereur. Chaque fois que François-Joseph venait à Venise, des régiments complets d’officiers arrivaient de Vérone et des forteresses du quadrilatère 1 pour s’offrir quelques jours de bon temps aux frais de la Couronne. Et d’ordinaire, leur première préoccupation consistait à se rendre au Quadri .
Depuis l’avant-veille, le palais royal où le souverain s’installerait quatre jours plus tard s’était d’ailleurs déjà bien rempli lui aussi. Pour ce voyage, l’ entourage immédiat de l’empereur comprenait dans les deux cents personnes. Chaque matin, les paquebots du Lloyd autrichien en provenance de Trieste débarquaient des douzaines de secrétaires, de spécialistes des renseignements, d’adjudants, de conseillers secrets et d’officiers de la sécurité. Toute visite officielle de Son Altesse royale mettait en branle un énorme appareil.
Pour tout dire, Königsegg avait même le sentiment que les officiers de la sécurité faisaient désormais la pluie et le beau temps. À présent, il fallait un laissez-passer spécial pour entrer dans le palais royal. La situation en Vénétie s’était dégradée de manière considérable, à ce qu’on prétendait. Cependant, des rumeurs de ce genre précédaient tous les séjours de François-Joseph à Venise. L’intendant en chef était loin de les prendre au sérieux.
Trois messieurs venaient de s’installer à la table voisine : un civil dans une redingote dernier cri et deux lieutenants portant l’élégant uniforme des chasseurs d’Innsbruck, représentants typiques du bon ton viennois, à qui une bouteille de champagne de grand matin ne faisait pas peur. Le général de division ne put s’empêcher de penser à Andreotti – Ercole Andreotti.
Avait-il eu tort de ne pas le prier de l’accompagner chez le professeur ? Non, il avait bien fait car il y avait très peu de chances qu’il eût besoin de son appui énergique. Il ne savait certes presque rien sur le prétendu professeur – sinon que c’était un inventeur génial et en même temps une fripouille –, mais ses complices et lui n’étaient pas violents. Ils jouaient juste la comédie et usaient d’expédients. En général, des gens de cette espèce devenaient nerveux à la seule vue d’un revolver, surtout quand on les menaçait avec l’autorité naturelle propre à un officier de Sa Majesté.
Königsegg, qui s’était accordé deux schnaps supplémentaires, à la fois pour conclure en beauté le Petit déjeuner de dragons hongrois et pour renforcer son autorité naturelle, fit signe au serveur de lui apporter l’addition.
Vingt minutes plus tard, il se trouvait dans une cage d’escalier où planait une odeur de chou et de poisson. Arrivé au premier étage, il s’arrêta devant une porte en bois décrépite. Malgré l’absence de nom, il ne doutait pas qu’il s’agît de l’appartement dont le patrone lui avait parlé la veille car il se situait juste au-dessus d’une boucherie sur le campo San Maurizio. Il frappa. À sa grande surprise, la porte s’entrouvrit. Elle n’était sûrement pas bien fermée, pensa-t-il. Il passa la tête dans l’entrebâillement et s’efforça d’adopter un ton énergique.
— Professeur ?
Comme il n’entendit rien – ni voix ni bruit de pas –, il répéta un peu plus fort :
— Professeur ?
À nouveau, rien. Ou bien le professeur était absent, ou bien il l’avait aperçu par la fenêtre et l’attendait à l’intérieur. Königsegg sentit un flot de panique l’envahir. Il s’efforça de recouvrer son calme, sortit son arme de service de sa poche, ôta la sécurité et entra. De chaque côté d’un étroit couloir au sol en terrazzo poussiéreux, une porte grande ouverte laissait passer la lumière du jour qui éclairait un portemanteau fixé au mur d’en face. Pas un bruit ne provenait ni de la droite ni de la
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