Les masques de Saint-Marc
terme de poudre tout court. Alors, un cercueil complet de poudre explosive !
— Cette poudre, se risqua-t-il à demander, est-ce que c’est juste un nom ? Ou est-ce qu’elle explose vraiment ?
Le pharmacien esquissa une rapide grimace.
— Elle explose vraiment, commissaire.
— Le soufre et le salpêtre sont-ils en vente libre ? intervint alors Bossi.
M. Pescemorte secoua la tête.
— Les produits chimiques à usage militaire ne sont pas en vente libre à Venise.
— Mais vous, par exemple, comment vous les procurez-vous ?
— Nous n’utilisons pas de salpêtre. Le soufre, en revanche, nous le faisons venir de Padoue en petites quantités afin de préparer diverses pommades ou des médicaments antibronchitiques.
— Serait-il difficile, à votre avis, d’obtenir d’assez grandes quantités de soufre ou de salpêtre ?
Le pharmacien acquiesça.
— Même pour les quelques malheureux grammes que nous commandons tous les trois ou quatre mois, il nous faut une autorisation.
— Une autorisation de qui ? voulut savoir Tron.
— Du commandant de place, répondit M. Pescemorte avec un imperceptible sourire.
Après le départ du pharmacien, Bossi s’assit à sa place, en face du commissaire, et dit : — Donc, c’était de la poudre. Voilà qui explique tout.
Tron fronça les sourcils.
— Ça explique quoi ?
— Le meurtre !
— Je ne comprends pas, Bossi.
— Je pense, expliqua son subalterne d’une voix lente, que nous avons affaire à l’exécution d’un traître.
— Sommes-nous d’accord, l’interrompit le commissaire, sur le fait que cette poudre a un rapport avec la venue de l’empereur ?
— Tout laisse bel et bien à penser que quelqu’un projette un attentat contre François-Joseph.
— Et qui a trahi qui, selon vous ?
— Je suppose que l’homme tué dans le train n’avait pas l’intention de transférer le cercueil au cimetière. Peut-être était-il opposé à l’attentat et s’apprêtait-il à prévenir les autorités dès son arrivée.
— Ce que le groupe de Venise aurait appris et aurait voulu empêcher en se débarrassant de lui. C’est bien ce que vous voulez dire ?
— Oui, en l’éliminant de manière professionnelle ! Voilà ce qui m’inquiète le plus, commissaire. Ces gens représentent un réel danger.
Tron secoua la tête.
— Venise n’abrite aucun groupe de dissidents sérieux, Bossi ! Nous avons bien quelques rebelles inoffensifs qui distribuent des tracts et agitent des drapeaux tricolores, mais pas de tueurs professionnels .
— À moins que Turin ne se cache derrière ce complot.
— Personne à Turin n’a intérêt à ce que le chaos se répande en Vénétie. Si les Piémontais entendaient parler d’un attentat contre la personne de François-Joseph, ils nous feraient signe. À la limite, ils se chargeraient eux-mêmes de retirer les conspirateurs du circuit.
— Vous avez donc une meilleure explication ?
— Non, concéda Tron. Mais je m’en moque. Pour moi, il suffit que la poudre ait été introduite à Venise en vue d’un attentat.
— Parce que, dans ces conditions, l’affaire relève de la police militaire ?
— Exact. Surtout qu’on nous a signifié que nous n’étions pas fiables. Spaur va s’empresser de leur confier l’affaire.
Bossi s’adossa à la chaise.
— Spaur n’a pas une très haute opinion de la police militaire.
— Moi non plus, dit le commissaire. Mais nous n’avons pas le choix. Nous devons informer la Kommandantur. Sinon, on nous reprochera d’être de mèche avec les conspirateurs.
— La police militaire n’arrivera jamais à les arrêter.
Tron déposa la tasse à café avec délicatesse à côté de la soucoupe contenant les restes de poudre, de poudre explosive . Puis il dit : — On peut toujours repousser la venue de l’empereur.
— Ils n’accepteront jamais, décréta Bossi. Ce serait un aveu d’incompétence. En même temps, vous imaginez les conséquences d’un attentat contre François-Joseph ? Une bombe peut faire des dizaines de victimes.
Il marqua une pause lourde de sens.
— Même l’impératrice est en danger.
— La décision revient à Spaur, maintint le commissaire. Et il leur confiera l’affaire.
L’inspecteur se tut pendant quelques instants. Quand il se remit à parler, il avait cette expression particulière que Tron connaissait bien désormais.
— Nous pourrions peut-être…
Il s’interrompit et adressa à son chef un regard interrogateur.
—
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