Les masques de Saint-Marc
Poursuivre l’enquête dans leur dos ? demanda Tron dans un éclat de rire avant de secouer la tête avec énergie.
— Rien que quelques jours ! insista le jeune homme. Si nous n’avons pas fait de progrès décisif d’ici dimanche, nous…
Bossi n’eut pas le loisir de terminer sa phrase car on frappa à la porte. C’était le sergent Vazzoni qui s’arrêta sur le seuil, salua et fit une grimace gênée.
— Qu’y a-t-il, Vazzoni ?
— Un meurtre au-dessus de la boucherie du campo San Maurizio. Un voisin a alerté le poste de police place Saint-Marc. Son épouse est entrée dans l’appartement pour apporter des vivres au locataire, mais il gisait aux pieds d’un homme tenant un revolver dans la main.
— L’assassin ?
— Je ne sais pas.
— Cette femme a-t-elle entendu un coup de feu ?
— Le mari ne l’a pas précisé.
— Et l’intrus l’a-t-il menacée de son arme ?
— Ça oui ! Par chance, elle a réussi à s’enfuir.
— Où est le voisin à présent ? l’interrogea Bossi.
— Il est retourné sur le campo San Maurizio en compagnie de Valli et de Malpiero. Sa femme est ébranlée. Il voulait la retrouver au plus vite.
— Envoyez quelqu’un à Ognissanti ! ordonna le commissaire en se levant de sa chaise. Nous avons besoin du docteur Lionardo sur-le-champ. Et veillez à ce que la gondole soit prête dans dix minutes !
Il se tourna vers Bossi.
— Combien de temps vous faut-il pour aller chercher votre matériel ?
L’inspecteur, qui s’était levé lui aussi, se frotta les mains avec impatience.
— Trois minutes, dit-il. Tout est prêt : l’appareil, les plaques sèches, tout.
Il s’arrêta et regarda son chef d’un air timide.
— Peut-être pourriez-vous…
Tron soupira.
— Porter le pied ?
L’inspecteur hocha la tête.
— Merci, commissaire. Mais que raconter à Spaur ?
Le commissaire haussa les épaules.
— J’irai le voir à notre retour.
1 - Biscuits vénitiens. ( N.d.T. )
25
Bien entendu, la nouvelle d’un meurtre commis au-dessus de la boucherie s’était répandue dans le voisinage comme une traînée de poudre. Quand la petite troupe suréquipée du commissaire Tron traversa le campo San Maurizio à la queue leu leu, une cohorte de bavards s’était déjà rassemblée devant l’immeuble.
Tron, vêtu de sa redingote et coiffé de son haut-de-forme, marchait en tête de la formation et s’efforçait de manier le support en bois comme une canne. Derrière lui, Bossi portait un sac de toile contenant le carré de tissu et une caisse en acajou renfermant la chambre noire. Venait ensuite le sergent Vazzoni qui tenait dans chaque main une valise remplie des mystérieuses plaques sèches à la gélatine . Enfin, l’arrièregarde se composait du gondolier de la police, lui aussi muni de deux valises, mais cette fois avec les lampes à miroirs réfléchissants. En tout cas, se dit Tron, ils offraient là une impressionnante démonstration de technique d’investigation moderne , pour reprendre une locution chère à Bossi. Et il se demanda tout ce qu’il ne faudrait pas bientôt transporter sur le lieu d’un crime si la technique continuait de faire des progrès aussi fulgurants. Se promèneraient-ils d’ici quelques années avec des microscopes ? Des laboratoires chimiques mobiles ? Des appareils à électricité galvanique ? Il ne savait pas trop ce que signifiait galvanique , mais il trouvait que c’était un joli mot.
En montant l’escalier, il aperçut le sergent Valli qui le salua.
— Le cadavre est dans la pièce de droite, dit-il. Nous avons enfermé le suspect dans la cuisine. Vous voulez lui parler tout de suite ?
Tron secoua la tête.
— Non, je vais commencer par jeter un coup d’œil sur la victime, dit-il en posant le pied de l’appareil photographique contre le mur du palier. Vous connaissez son nom ?
— Alessandro Ziani.
— Et c’est son appartement ?
— Oui, confirma le policier.
Alessandro Ziani gisait devant la penderie, recroquevillé sur lui-même. C’était un homme d’âge moyen, au visage glabre, sans blessure apparente – si, du moins, on faisait abstraction de la torsion anormale de son cou. Rien ne laissait supposer qu’il y eût lutte : pas de chaise renversée, pas de vaisselle cassée, rien.
Le seul détail remarquable se bornait à un mystérieux appareil que Tron et Bossi n’avaient pas vu immédiatement car il se trouvait entre le mur et le lit : deux cylindres en cuivre du diamètre
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