Les masques de Saint-Marc
intérêt à un attentat réel contre l’empereur ; les têtes couronnées de l’Europe ne s’étripaient pas. En revanche, une manifestation pleine de poésie en faveur de l’unité italienne, une action non violente qui ne pourrait servir de prétexte à aucune répression massive de la part de l’armée autrichienne, avait de quoi lui plaire. Il était sans doute prêt à débourser une belle somme pour un tel spectacle. Les complices n’agissaient-ils donc que pour l’argent ? Ce n’était pas exclu non plus.
La dernière fois qu’il avait rencontré le colonel Hölzl, le ciel était couvert. On distinguait à peine l’extrémité de son bras. Ce soir-là au contraire, la lune plongeait Venise dans une froide pénombre. Le campo Santa Margherita, déjà grand en soi, lui parut immense. Le chef du contre-espionnage de Vérone se tenait immobile sur le côté sud de la Scuola dei Varoteri. Seule sa tête oscillait avec lenteur de gauche à droite. Selon toute vraisemblance, il ne voulait pas se laisser surprendre une seconde fois.
En s’approchant, Boldù faillit éclater de rire. On aurait dit un acteur interprétant le rôle d’un espion dans une pièce de théâtre amateur. Il avait revêtu une pèlerine, un châle qui lui remontait jusqu’à la lèvre inférieure et un chapeau mou qui lui cachait la moitié du visage. Le première patrouille venue l’interpellerait sur-le-champ et il aurait du mal à la convaincre qu’il était officier de l’armée impériale.
Hölzl se contenta de le saluer d’un hochement de la tête. Sans perdre de temps en circonlocutions, Boldù annonça :
— Ziani a été assassiné.
Sous son couvre-chef, le colonel tressaillit.
— On l’a retrouvé mort dans son appartement hier après-midi, poursuivit l’agent double avec jubilation.
Hölzl s’était déjà repris.
— Vous savez qui a fait le coup ?
Boldù secoua la tête. Il avait longuement réfléchi à cette question et en était arrivé à la conclusion qu’il valait mieux ne pas entrer dans les détails. Les circonstances précises de la mort de Ziani troubleraient le colonel de façon inutile.
— Il était impliqué dans une histoire d’escroquerie, se contenta-t-il de répondre. Peut-être a-t-il été tué par l’homme qu’il avait berné. On n’en sait pas plus.
Le colonel alla droit à l’essentiel.
— L’opération est-elle annulée ?
— Non, ils veulent continuer. Même sans lui.
— Qu’en est-il du télégramme de Turin ?
— On dirait que Ziani l’a détruit. Par ailleurs, il semble n’en avoir parlé à personne.
— Pas de regards méfiants ? De questions indirectes ?
— Ils ne se doutent de rien.
— Dans ce cas, sa mort doit être due à un malheureux hasard, dit Hölzl.
Boldù ne pouvait que lui donner raison. Il sourit.
— Je partage votre avis.
— Savez-vous où en est l’enquête ?
— Le commissaire Tron a réagi comme on pouvait s’y attendre. Il est allé à San Michele ouvrir la tombe.
— Qui vous l’a dit ?
— Un fossoyeur m’a raconté qu’on avait retourné la terre pendant la nuit. Il ne peut s’agir que de la police.
— Un cercueil vide ne va pas les mener bien loin.
— Si ! répliqua Boldù. Probablement supposeront-ils qu’on a voulu introduire de la marchandise en fraude.
— Oui, mais ils ne peuvent pas savoir de quoi il s’agit.
Boldù avait aussi réfléchi à ce point. La rapidité de la police l’impressionnait. Ce commissaire Tron possédait une remarquable intelligence. Sans doute avait-il entrepris ce que lui-même aurait fait à sa place.
— Cela dépend de l’emballage, déclara-t-il.
Le colonel fronça les sourcils.
— Vous voulez dire qu’il restait peut-être de la poudre au fond du cercueil ?
— Oui. Et je suppose qu’ils l’ont aussitôt analysée.
— Donc, ils savent qu’il s’agit de poudre explosive. Néanmoins, comment peuvent-ils remonter jusqu’au groupe ?
— Ils sont déjà en route, expliqua Boldù. L’un d’eux, un certain Zorzi, a raconté qu’il avait reçu la visite du commissaire.
— Continuez.
— Ils ont retrouvé une bobine de mèches dans l’appartement de Ziani et ont donc aussitôt fait le rapprochement avec la poudre dans le cercueil.
Le colonel émit un petit sifflement.
— Cela signifie qu’ils savent que Ziani était mêlé au projet d’attentat ?
Boldù hocha la tête.
— J’ignore comment ils ont déniché Zorzi, mais à présent, ils vont à coup
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