Les masques de Saint-Marc
suite de ses propos.
— Il ne travaillait pas que pour le Comitato Veneto, déclara-t-il enfin, il travaillait aussi pour l’armée piémontaise.
Tron ravala sa salive.
— Zorzi ?
— Nous savons qu’il est entré dans l’armée piémontaise en 1852, reprit Holenia. Nous savons aussi qu’il a participé à la guerre de Crimée où il appartenait à une unité spéciale du royaume de Sardaigne.
— Quelle fonction a-t-il remplie après son retour à Venise ?
— Sans doute était-il chargé d’empêcher les dérapages, répondit le colonel.
— Vous voulez dire : empêcher des actions hâtives telles que des complots ou des attentats ?
— Oui, à peu près. La résistance à Venise doit se contenter d’agiter de petits drapeaux tricolores. Turin n’aime pas beaucoup confier l’unification italienne au peuple.
— Vous savez s’il travaille encore pour les Piémontais ?
— Il y a un an, c’était du moins encore le cas.
Le commissaire plissa le front.
— Voulez-vous laisser entendre qu’il a peut-être tué Ziani ?
— Je ne saurais l’exclure.
— Et qui aurait commis le meurtre dans le train, alors ?
Holenia sourit.
— Lui aussi.
— Là, il faut que vous m’expliquiez.
La mine de l’ancien officier révélait avec quel plaisir il s’exécutait.
— Vous savez comment ces groupes fonctionnent ?
Tron avoua son ignorance d’un geste de la tête.
— Ils travaillent de manière indépendante les uns des autres. Le Comitato Veneto n’est pas une organisation rigide au sens militaire. Les groupes ne se connaissent pas entre eux.
— Pour limiter les risques de trahison ?
Holenia hocha la tête.
— Vous avez tout compris. Cependant, poursuivit-il, il se peut qu’un groupe ait besoin d’aide – qu’il ait besoin d’armes, par exemple, et ne parvienne pas à se les procurer. Dans ce cas, les échanges entre les différents groupes doivent se dérouler de telle sorte qu’ils ne puissent pas se nuire les uns les autres. Ainsi, le livreur ignore ce qu’il transporte. Le destinataire, de son côté ne connaît pas l’identité du livreur, etc. Pour ce faire, on convient de signes de reconnaissance.
— Êtes-vous en train de me dire que la poudre contenue dans le cercueil a fait le trajet à Venise de cette manière ?
— Cela me paraît très probable. Et comme il n’y a pas un seul groupe dans tout le royaume de Sardaigne qui ne soit pas infiltré, Turin était forcément au courant. Les autorités ont dû intervenir.
— En d’autres termes, un cas pour Zorzi ?
Le colonel renchérit.
— Les Piémontais connaissaient sans doute le train dans lequel la poudre devait arriver à Venise, ainsi que l’homme chargé de la transporter. Je n’ai pas besoin de vous dépeindre le reste.
Tron toussota.
— Vous prétendez donc que Zorzi aurait éliminé cet homme et pris sa place. N’oubliez pas que Ziani et lui se connaissaient !
— Ziani n’aura pas manqué d’être surpris en découvrant que son patron travaillait lui aussi pour le Comitato Veneto, admit le colonel. Toutefois, là n’était pas le problème.
— Quel était le problème ?
— C’était que Ziani pouvait être gagné par le doute, ce qui s’est peut-être d’ailleurs produit.
— Vous pensez que Zorzi l’aurait tué pour cette raison ?
Holenia haussa les épaules.
— Je dis juste que certaines difficultés pourraient avoir surgi entre eux. Zorzi ne l’aurait pas tué sans motif. Pour cela, bien entendu, il faudrait qu’il ait assassiné l’homme dans le train et qu’il travaille encore pour les Piémontais.
Pourraient , aurait , faudrait . Tron se demanda si le colonel se rendait compte de l’orgie de conditionnels à laquelle il se livrait. En même temps, il devait reconnaître que sa théorie n’était pas dénuée d’une certaine élégance et combinait les faits de manière plausible. Malgré tout, il avait du mal à s’imaginer son ancien camarade de classe sous les traits d’un agent double . Était-ce bien le terme, d’ailleurs ? Agent double ? Rien que le mot faisait déjà penser à l’un de ces romans que Bossi dévorait par centaines.
Le commissaire se leva et serra la main du colonel. Puis il conclut par la seule idée raisonnable que lui inspirait la version d’Holenia.
— Nous allons vérifier s’il a un alibi.
31
Bossi était fou de joie. Zorzi, un agent double ! Cette expression qu’il n’avait jusqu’alors rencontrée qu’entre deux plats d’un
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