Les masques de Saint-Marc
poignard à la ceinture ? Pas étonnant que François-Joseph n’ait pas une très haute opinion de l’impératrice des Français, non plus que de son mari. Dès qu’il était question de Napoléon III, il devenait cassant.
En ce qui la concernait, la voilette suffirait amplement. Personne ne reconnaîtrait sous les traits d’une étrangère à la tenue discrète l’impératrice d’Autriche venue prendre un café au Florian . Elle laisserait le soin de passer commande à Ida Ferenczy, qui savait quelques mots d’italien. Sissi supposait que les serveurs parlaient allemand, mais là n’était pas la question. Comme il serait excitant de lever les yeux au plafond et d’imaginer son époux à l’étage supérieur, en pleine conférence avec Toggenburg ! Pour lui, elle ne serait jamais sortie du palais royal. Si nécessaire, elle le lui ferait remarquer.
L’emploi du temps de la visite officielle, que la comtesse Königsegg lui avait remis à l’issue du petit déjeuner, correspondait en gros à ce que François-Joseph et elle avaient convenu. Sissi devait faire trois apparitions officielles : lors d’une représentation à La Fenice le mercredi, pendant la messe à la basilique Saint-Marc le jeudi, suivie du discours de l’empereur à ses sujets vénitiens du haut de la tribune, et, enfin, le soir, à l’occasion du grand bal donné au palais royal, où elle devrait valser avec son mari, ce qu’il n’y avait pas moyen d’éviter. Elle avait refusé une visite à l’Arsenal et un passage éclair chez les chasseurs croates, mais François-Joseph n’avait pas insisté. En revanche, il avait attaché beaucoup d’importance à sa présence lors du discours sur la place Saint-Marc, sans pouvoir toutefois lui expliquer pourquoi.
Sissi se réjouissait que le programme lui laissât une certaine marge de manœuvre, dont elle comptait bien profiter. Ida Ferenczy était déjà au courant. Quant à Mme Königsegg, elle la mettrait devant les faits accomplis. Et si jamais François-Joseph avait vent de ses escapades – ce qui, avec un peu d’habileté, devait pouvoir être évité –, elle saurait bien l’apaiser. Au pire, elle le laisserait la prendre dans ses bras. Elle frissonna. Rien que cette pensée lui paraissait déjà insupportable.
Sans être aussi insupportable, le détail de leur départ le lendemain soir, qui aurait lieu comme d’habitude en grande pompe, n’avait rien d’agréable non plus. Ils devraient se répartir sur une dizaine de calèches, escortées par des cavaliers de la première garde d’archers, pour se rendre à la gare de Glocknitz d’où partait le train spécial à destination de Trieste. Bien entendu, une foule immense les attendrait sur le quai car la presse avait annoncé de manière circonstanciée le voyage de l’empereur à Venise. Mon Dieu, pensa Sissi, comme elle haïssait cette curiosité malsaine ! Surtout quand les gens avaient le toupet de les dévisager à l’aide de jumelles et de lorgnettes.
En traversant le salon Boucher pour rejoindre ses propres appartements, la dernière strophe du poème qu’elle avait composé la veille lui revint à l’esprit. Elle la récita en silence.
Dès que j’aperçois des lunettes
Perfides dirigées vers moi,
Je souhaiterais qu’on les broie
Comme la personne indiscrète .
Pas mal, pensa-t-elle, même si le quatrain ne possédait pas l’élégance mordante d’un Heine. Cela dit, Heine n’était pas marié à François-Joseph ! Le rythme clochait un peu, d’où une mauvaise accentuation. Mais bon, elle n’avait de toute façon pas l’intention de publier ses œuvres. En outre, elle pourrait toujours reprendre la strophe. Pourquoi pas le lendemain soir, dans le salon du train ? Ou bien le surlendemain, sur le pont arrière du Jupiter ? Avec un peu de chance, le temps resterait clément. Ou même plus tard, au Florian ?
35
Comme Boldù l’avait craint, les wagons de troisième classe étaient bondés. Des grappes de voyageurs se bousculaient aux portières, chargés des bagages les plus divers : non seulement des valises, mais aussi des cartons, des ballots de vêtements, de grands paniers et des sacs. L’avantage était qu’ici, malgré son drôle de coffre, il passait inaperçu. Il finit par trouver une place entre un charpentier de l’Arsenal et une grisette de Castello qui leur apprit qu’elle rendait visite à sa cousine de Vérone. Car contrairement aux voyageurs de première classe, qui
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