Les masques de Saint-Marc
s’enfermaient presque toujours dans un silence distingué, ceux de son wagon entamèrent sans tarder une conversation animée. Le chauve à barbichette en face de lui se rendait lui aussi à Vérone. Les dames assez âgées qui avaient pris place à ses côtés, en revanche, descendaient à Vicence. Comme on pouvait s’y attendre, ils le prenaient tous pour un artiste.
Il portait un béret, une veste à carreaux aux manches déformées et une cravate lâche aux couleurs criardes. Son bagage se composait d’un grand coffre plat, comme ceux que les peintres utilisaient volontiers, contenant une douzaine de feuilles grand format, une série de pinceaux, différentes mines de plomb et une petite boîte en bois pour les godets d’aquarelle. Par ailleurs, il tenait à la main un livre anglais intitulé Elements of Drawing , recommandé par l’aimable vendeur du magasin d’art situé sur le campo San Zacharia. Avant d’acheter le coffre, Boldù en avait pris les dimensions précises. La diagonale mesurait cent vingt centimètres ; par conséquent, le canon rentrerait. Il y aurait aussi suffisamment de place pour le réservoir à air et la clé du fusil. Quant aux munitions et au viseur, il pourrait les ranger dans la boîte à aquarelle. Il paraissait peu probable que des contrôles aient lieu à l’intérieur de la Vénétie. Mais si tel devait être le cas, les agents laisseraient à coup sûr passer un artiste muni d’un billet de troisième classe. Boldù ne voulait courir aucun risque. Il aurait été fâcheux qu’on le surprenne avec une arme à juste titre formellement prohibée.
Il avait fait la connaissance de Girandoni, un fabricant de fusils, trois ans plus tôt, au bureau d’approvisionnement en matériel de Vérone. À l’époque, il s’imaginait que personne n’était plus compétent que lui en matière d’armes. Girandoni l’avait détrompé. C’était un brigadier-chef fluet et falot dont le travail consistait à vérifier la qualité des amorces qu’on leur livrait. Il se vouait à cette tâche avec une telle conscience professionnelle qu’on l’avait dégradé après une altercation avec son officier supérieur. Un an plus tard, Boldù l’avait rencontré par hasard au café Pedrocchi , à Padoue, où ils avaient mené une longue conversation sur le fusil à aiguille des Prussiens. Comment en étaient-ils venus à parler carabines ? Il l’avait oublié. En tout cas, l’Italien avait laissé entendre qu’il en avait toujours quelques-unes en réserve, pour des clients particuliers. Avant de quitter Vienne, Boldù lui avait donc envoyé un télégramme ; la réponse lui était parvenue le lendemain. L’arme l’attendait. Girandoni ne poserait aucune question.
À Padoue, la bruine avait cessé. Le temps s’était même éclairci. Depuis la calèche qui le menait à travers les champs nus, il distinguait au loin la crête des collines Euganéennes. Girandoni logeait dans une maison sur la route d’Abano Terme, encerclée par un mur à moitié en ruine, recouvert de lierre, à une lieue au moins de toute autre habitation.
Boldù paya le cocher et descendit de voiture. Hormis un chat à taches grises, sorti de derrière la maison pour l’observer à une distance respectueuse, la propriété semblait morte. Le fabricant de fusils ne possédait, semblait-il, même pas un chien. Boldù traversa le jardinet en friche, gravit la double marche et frappa à la porte. C’est seulement après une seconde série de coups qu’il entendit des pas traînants de l’autre côté. Deux verrous glissèrent, puis la porte s’ouvrit d’un mouvement brusque.
Difficile de dire si Girandoni se réjouissait de le revoir ou non. Ils se serrèrent la main en silence, puis le maître de maison le précéda dans le couloir et le conduisit dans un jardin lui aussi à l’abandon où se trouvait une petite annexe. Il ouvrit la porte et entra. À l’intérieur, ça sentait la cigarette froide et l’huile minérale. Une pâle lumière d’automne filtrait à travers la vitre sale d’une fenêtre à barreaux. Devant celle-ci, un long objet enveloppé dans une couverture était posé sur un grand établi. L’armurier le déballa et fit un pas en arrière.
Boldù avait déjà utilisé deux fois une carabine Giffard lors d’opérations militaires, mais le fusil à vent * de Girandoni semblait plus raffiné que le modèle qu’il connaissait. La vue du canon en métal mat, tout en longueur, de la clé
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